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piquillo alliaga.

elle, de manquer une robe ! quelle taille élégante et fine ! quelle souplesse, quelle cambrure, sainte Vierge ! Ainsi porté, comme un ouvrage se remarque ! quelle réputation cela vous fait ! Et pourtant elle a à peine douze ans ! elle ne les a pas ! mais dans trois ou quatre années, ce sera la perle de la Navarre ; tous les amoureux se la disputeront, et toutes les couturières voudront l’habiller pour rien !

— Quel est donc le nom de sa famille ?

— On n’en sait rien, répondit le tailleur en continuant à prendre mesure, on croit que son père était un officier sans fortune, compagnon d’armes de don Juan d’Aguilar, et tué sous ses yeux en Irlande. Tant il y a que, l’année dernière, en revenant des Pyrénées, où il avait été prendre les eaux pour sa goutte et ses blessures, le vice-roi est revenu à Pampelune avec cette jeune fille, qui depuis ne l’a plus quitté, et que la senora Carmen chérit comme une sœur… Il y a bien quelques personnes, ajouta le tailleur, en baissant la voix, qui disent qu’elle l’est réellement.

— En vérité ! reprit Piquillo avec curiosité.

— Elles se fondent sur ce que le vice-roi, qui adore sa fille, n’est pas jaloux de celle-là, quoiqu’elle soit bien plus jolie ; elles prétendent aussi que don Juan d’Aguilar n’a pas toujours eu la goutte, que c’était autrefois un gaillard, et que lui seul donnait des sérénades aux dames de la cour de Philippe II, où l’on ne donnait que de l’eau bénite !

Mais ceux qui connaissent la bonté de don Juan d’Aguilar disent qu’il aime cette jeune fille d’autant plus qu’elle n’a rien, qu’elle est orpheline, et qu’il a juré de lui tenir lieu de père… C’est là, Monsieur, ce qui me ferait croire, moi, poursuivit gravement le tailleur, à l’histoire de l’officier tué en Irlande… c’est d’ailleurs celle que le vice-roi lui-même a racontée.

— Ce doit être la véritable.

— C’est ce que je dis, reprit le tailleur d’un air de contrition… J’ai fini, seigneur page, je ne vous ferai pas attendre. En revanche, j’ose compter sur vous ; j’espère que, par égard pour moi, vous userez un peu plus que le seigneur d’Aguilar, votre patron, dont les habits sont éternels !

Piquillo le lui promit et n’était pas homme à manquer à sa promesse, vu que son éducation première ne lui avait donné aucune idée d’ordre, de soins, ni d’économie.

Enchanté de la jolie figure, de la gaieté et du babil deux jeunes filles, qui, pendant le voyage, n’avaient cessé de causer avec lui, Piquillo s’était aisément persuadé qu’il en serait toujours ainsi, et qu’il n’aurait pas d’autre occupation dans l’hôtel d’Aguilar, perspective qui l’enchantait, mais le vieux général, actif et laborieux de sa nature, n’entendait pas que chez lui on restât à rien faire ; dans l’intérêt même du jeune bohémien qu’il venait de recueillir, il le mit entre les mains de maître Pablo de Cienfugos, son majordome mayor, lui recommandant de l’instruire, de le former et de lui apprendre le service de la chambre, lui donnant sur l’enfant une autorité suprême et absolue, à la condition d’en user avec douceur et modération, condition qui est toujours la première oubliée par les pouvoirs absolus, généralement quelconques.

Pablo de Cienfugos y avait d’autant plus de disposition, que l’arrivée de Piquillo contrariait un projet arrêté par lui depuis longtemps, celui de faire entrer comme page, dans la maison du vice-roi, un protégé à lui qu’il appelait son filleul, mais qui lui était, dit-on, parent de plus près, et qui lui était vivement recommandé par la gouvernante d’un chanoine de Burgos.

Cette circonstance ne diminua point sa sévérité habituelle ; au contraire, il se sentit blessé, ainsi que tous les gens de la maison, dans sa dignité de domestique, en voyant ce titre conféré sans examen à un vagabond trouvé dans une forêt, perché sur un arbre, bien plus, à un petit mendiant déguenillé !… Oubliant donc que la livrée couvrait tout, ils ne virent dans le nouveau venu qu’un esclave qui leur était accordé pour leur service particulier. Chacun en usa dans ce sens, et il se trouva, au bout de quelques jours, que Piquillo était dans l’hôtel le domestique de tout le monde. Lui, qui avait aussi de la fierté, et qui surtout n’avait pas l’habitude du travail, se lassa bien vite de cette répartition inégale, et dès qu’il trouvait une occasion de s’y soustraire, il s’empressait d’en profiter.

La porte de l’hôtel était-elle entr’ouverte, il s’élançait pour respirer l’air de la liberté, c’est-à-dire de la rue. Il avait déjà couru à l’hôtellerie du Soleil-d’Or pour y retrouver son premier ami Pedralvi ; mais il n’y était plus, on ne savait pas ce qu’il était devenu. Plus heureux d’un autre côté, il avait reconnu, ou cru reconnaitre quelques-uns des jeunes soldats qui, il y a trois ans, avaient servi sous ses ordres, lors de sa première campagne dans les rues de Pampelune, et leur société lui paraissait beaucoup plus honorable et plus amusante que celle des domestiques de l’hôtel.

Plusieurs fois à son retour maitre Pablo l’avait sévèrement réprimandé de son absence ; mais les réprimandes, et même d’autres arguments plus sévères, n’avaient produit aucun effet. Au contraire, Piquillo s’indignait de cette tyrannie subalterne, et aurait préféré celle du vice-roi, qu’il eût presque reconnue comme légitime. On ne refait pas en un instant son naturel, et le sien était un naturel bohémien qui avait besoin du grand air. Il y a des qualités qui, comme certains arbres, ne croissent qu’en plein vent, et maître Pablo avait rédigé une espèce de mémoire où il déclarait que l’indocilité et le vagabondage de Piquillo ne permettaient d’en rien faire, qu’il n’y avait aucun moyen de le retenir à l’hôtel, et il concluait à son renvoi.

Le vice-roi était à déjeuner, en famille, lorsque lui parvint ce rapport foudroyant, auquel les jeunes filles ne pouvaient croire.

— Eh bien ! mes enfants, qu’en dites-vous ?

— Qu’il faut entendre le coupable.

On sonna Piquillo ; mais il faisait un temps superbe, le soleil brillait dans tout son éclat : le jeune page n’avait pu résister au désir de s’aller promener sur les bords de l’Arga et sur les hauteurs de la montagne Saint-Christophe.

Maitre Pablo regarda les juges d’un air triomphant. Le principal accusé, choisissant ce moment pour faire défaut, donnait à l’accusation une force accablante. Quand il rentra, on lui dit que le vice-roi et ses deux