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piquillo alliaga.

jeunes maîtresses l’avaient demandé. Piquillo devint pâle et courut à la porte de leur appartement attendre qu’elles sortissent.

Plus d’une heure s’écoula.

Enfin Aïxa sonna ; il entra. Elle écrivait, l’aperçut, continua sa lettre, mais sans lui parler, sans lui adresser un reproche.

Il restait ainsi, immobile devant elle, attendant son arrêt, lorsqu’il fut tiré de sa stupeur par la voix foudroyante de don Juan d’Aguilar, qui arrivait appuyé sur le bras de sa fille. Loin d’imiter le silence méprisant d’Aïxa, il entra ex abrupto en matière par un exorde des plus vifs, dont la péroraison menaçait d’être plus vive encore ; car il venait, dans l’animation de ses gestes, de lever une canne qu’il avait à la main. Carmen, qui avait la douceur et la bonté des anges, retint le bras de son père.

Aïxa ne remua pas et garda le silence.

Et Piquillo, se jetant aux genoux du vieillard irrité, lui criait :

— Vous avez raison, monseigneur, je suis coupable, et cependant ce n’est pas tout à fait ma faute !

Il raconta en peu de mots les injustices qui l’avaient poussé à la révolte.

— Mon père, s’écria Carmen, pardonnez-lui… je vous en conjure ! Aïxa ne proféra pas une parole.

— Pardonnez-lui, répéta Carmen, et il sera désormais plus sage.

— Je le jure ! je le jure ! s’écria Piquillo avec un accent de vérité et de franchise.

— Et, continua Carmen, il sera soumis et obéissant à maître Pablo.

Piquillo ne jura pas, et baissa la tête en gardant le silence.

D’Aguilar ne fit point attention À cette espèce de restriction mentale, regarda encore quelque temps le coupable avec un murmure sourd et inintelligible qui allait en decrescendo, semblable au dogue à demi apaisé, qui ne menace plus et qui gronde encore ; puis, abaissant sa voix et sa canne, il laissa échapper ces mots :

— À la bonne heure ! Mais que cela ne lui arrive plus, ou sinon…

Paroles qui, dans la bouche du brave gentilhomme, équivalaient à une amnistie pleine et entière.

Et il sortit avec sa fille.

Piquillo, resté seul avec Aïxa, aurait bien voulu, et n’osait lui adresser la parole ; enfin il leva les yeux vers elle, et lui dit timidement :

— Vous n’avez pas daigné parler pour moi, senorita… vous n’avez pas même daigné me gronder.

— À quoi bon ? répondit-elle froidement. J’espérais en toi, et je vois que je me suis trompée.

— Comment cela, senorita ?

— Je croyais que tu serais dévoué à Carmen et à moi.

— Toujours ! toujours !

— Que nous pouvions compter sur toi.

— À la vie, à la mort ! je vous le jure !

— Et tu passes tes journées comme un vagabond dans les rues de Pampelune, tu n’es jamais à l’hôtel ; et s’il arrivait quelque malheur, quelque danger, il faudrait donc, pour me secourir, que je m’adressasse à maître Pablo ?

— Jamais ! jamais ! s’écria Piquillo en se jetant aux genoux de sa jeune maîtresse.

Depuis ce jour, il ne quitta plus l’hôtel d’Aguilar.

Renonçant à ses habitudes du dehors, il devint sage et rangé, prévenant pour tout le monde, obéissant même, de temps en temps, à maître Pablo de Cienfugos. Mais rien n’égalait son zèle pour ses jeunes maîtresses. Debout à table devant elles, il semblait lire dans leurs yeux pour deviner et devancer leurs ordres. Le premier il était auprès de la voiture pour ouvrir la portière, abaisser le marchepied ; il se multipliait pour exécuter leurs commissions ; il était fier quand il les suivait à la promenade, portant leur ombrelle ou leur mantille, et chaque soir, Aïxa et Carmen trouvaient dans leur chambre les parfums qu’elles aimaient ou les fleurs qu’elles préféraient.

Un jour, cependant, et malgré sa bonne volonté, il arriva un grand malheur. Il y avait réception à l’hôtel d’Aguilar pour la fête du roi ; mais quelque vaste que fût le palais, on ne pouvait recevoir tous les nobles de la ville et des environs, car en Espagne il y en a beaucoup. Il fallait donc faire un choix, opération délicate et difficile dont le vieux gentilhomme se tira de son mieux avec le secours de ses conseillers intimes, Aïxa et Carmen, assez grandes déjà pour être consultées en fait de tact et de convenances. Piquillo, à qui on avait cru pouvoir se fier, fut chargé de remettre les messages à leur destination ; mais les erreurs les plus graves, les quiproquos les plus fâcheux avaient été commis.

Tel grand seigneur invité n’avait pas reçu son billet ; des invitations étaient arrivées à de nobles dames à qui elles n’étaient pas destinées, et qui avaient ainsi appris la préférence qu’on donnait à d’autres.

Ce fut un grand événement dans la ville de Pampelune, et la faute administrative qui fit peut-être le plus de tort à don Juan d’Aguilar, dont chacun se plaisait, du reste, à reconnaitre la sagesse, l’intégrité et la justice. Mais tous les gouvernements peuvent se tromper, surtout quand ils sont aidés par leur ministre, et, dans cette occasion, Piquillo avait tout fait.

Le jeune page, ci-devant bohémien, ne savait pas lire, et il eût été difficile, en effet, d’après ce que nous connaissons jusqu’ici de sa carrière, qu’il eût pu en consacrer la moindre partie à ses études. C’était là un malheur des temps ; mais ce qui fut peut-être une imprudence de sa part, ce fut d’avoir consulté, pour les adresses de ces lettres, maître Pablo de Cienfugos, qui, par la faveur toujours croissante de Piquillo, voyait lui échapper chaque jour l’espoir de placer son filleul à l’hôtel d’Aguilar.

Enfin, et quelles que fussent les causes du sinistre, on ne pouvait y remédier, mais il fallait du moins l’empêcher de se renouveler, et le vice-roi furieux ordonna à son page d’apprendre à lire dans un mois au plus tard, ou d’avoir à résigner ses fonctions.

Le lendemain Piquillo vit arriver un homme à l’air sémillant et léger, le senor Gérundio, qu’il prit pour un maître de danse ; c’était un maître de grammaire espagnole, un des littérateurs les plus distingués de