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piquillo alliaga.

Pampelune, qui avait composé quinze poëmes, deux cents tragédies, et montrait à lire pour la somme de cinquante maravédis par leçon. Dès ce temps-là, déjà, le génie n’était pas payé.

Le pauvre Piquillo avait eu bien des mauvais moments en sa vie, mais aucun tourment ne pouvait approcher de celui qu’il éprouva entre les mains du senor Gérundio, qui, trop supérieur pour descendre jusqu’à son écolier, voulait, dès le premier jour, l’élever jusqu’à lui, et lui démontrait les finesses et les beautés de la langue espagnole, quand il fallait d’abord commencer par lui en montrer les lettres.

Piquillo avait beau ouvrir les oreilles, et, béant d’attention, tendre toutes les fibres de son cerveau, toutes les facultés de son intelligence, il ne comprenait rien, et plus il avançait à tâtons, espérant trouver la lumière, plus les ténèbres devenaient épaisses. C’était à devenir fou, et le délai fatal approchait, et non-seulement il ne savait rien, mais, effrayé et découragé, l’œuvre qu’il tentait lui paraissait inexécutable, impossible.

— Et monseigneur, furieux, va me renvoyer, se disait-il, et malgré mon zèle, mon dévouement, il me faudra quitter cet hôtel, pour n’avoir pu déchiffrer cet infernal grimoire, ni comprendre l’infâme sorcier qui s’est chargé de me l’expliquer.

Et, dans un transport de rage, il avait saisi au collet le senor Gérundio, qu’il avait étranglé à moitié, le menaçant d’achever, s’il revenait. Or, Piquillo commençait à être grand et fort, et son professeur, qui ne voulait point compromettre ainsi la littérature espagnole, ni enseigner désormais la lecture à coups de poing, se le tint pour dit, et resta chez lui.

Alors, nouvelle désolation de Piquillo. Comment excuser aux yeux de monseigneur ce nouveau méfait et cet acte de rébellion ? Comment, à la fin du mois, se justifier de son ignorance, qui devenait plus profonde que jamais ? Et ce palais, cette maison paternelle où il se trouvait si bien, ses deux jeunes maitresses qu’il allait être forcé d’abandonner !

Jamais, je crois, même en son temps d’épreuve chez le capitaine Juan-Baptista, Piquillo ne s’était senti aussi malheureux.

Un soir, avant de se coucher, Aïxa et Carmen se promenaient en se donnant le bras dans les jardins du palais, échangeant leurs rêveries de jeunes filles, pensant au vieux général, au présent, à l’avenir, et surtout à leur amitié de sœur que rien ne devait altérer, lorsque, dans un petit bâtiment retiré, dans une espèce de serre qui était à l’extrémité des jardins, elles aperçurent, quoiqu’il fût déjà bien tard, une petite lumière qui jetait à travers les arbres une lueur vacillante et incertaine. Qu’était-ce donc, à une pareille heure ? Un mystère, une aventure, peut-être. Carmen, effrayée, voulait s’éloigner ; Aïxa, au contraire, fit un pas en avant.

— Reste, ma sœur, dit-elle, je vais savoir ce que c’est.

— Non, si tu y vas, j’irai avec toi.

Et toutes deux, se donnant le bras, et se serrant l’une contre l’autre, s’avancèrent vers le danger.

Elles marchaient sur la pointe du pied, retenant leur haleine, et maudissant leur jupe, qui de temps en temps froissait le feuillage et troublait le silence de la nuit.

Enfin elles arrivèrent près de l’endroit redoutable. C’était Une maison rustique qui n’avait qu’une croisée.

Aïxa avança la tête, regarda par un des carreaux, se mit à sourire, puis fit signe à Carmen d’approcher ; et que virent-elles ?

Piquillo, qui, pour ne pas être dérangé, avait choisi cette chaumière pour son cabinet d’étude ; Piquillo désespéré, s’arrachant les cheveux, déchirant les feuillets de sa grammaire espagnole, puis foulant le livre maudit à ses pieds, et enfin se laissant tomber sur un banc, hors de lui, accablé, tandis que roulaient dans ses yeux des larmes de douleur et de rage.

Aïxa poussa la petite fenêtre, qui n’était pas fermée en dedans, et passa sa jolie petite tête dans la chaumière en disant d’une voix douce :

— Piquillo !

À cette voix, à cette apparition, à cet ange qui semblait l’avoir deviné dans son désespoir et lui venir en aide au moment où il l’implorait, Piquillo tressaillit, étendit les bras du côté de la fenêtre, et murmura ces mots :

— Mon bon ange, est-ce vous ?

— Qui, et nous sommes deux ! s’écria Carmen.

— Que fais-tu là ?

— J’étudie.

— Avec rage, à ce que je vois.

— Et il faut, dit Aïxa, que tu aies une furieuse envie d’apprendre ; je n’ai jamais vu pareil étudiant.

Alors le pauvre Piquillo se mit à raconter ingénument tous les tourments qu’il avait éprouvés, la manière dont il avait traité son professeur et son livre, et dont il comptait se traiter lui-même, car il ne survivrait pas à l’affront et à la douleur de quitter l’hôtel, et bien certainement il se tuerait, si à la fin du mois il ne savait pas lire.

— Mais cependant, dit Aïxa, cela ne te viendra pas tout seul.

— Je n’espère qu’en Dieu ; il n’y a que lui qui puisse faire un pareil miracle.

— D’accord, dit Carmen, il en a le pouvoir.

— Mais il faudrait un peu l’aider, poursuivit Aïxa.

— Je ne le peux pas ; il m’est plus aisé de me tuer que d’apprendre à lire ; c’est trop difficile.

— Nous l’avons appris, cependant.

— Et toi, Piquillo, qui as de l’esprit, de l’intelligence, pourquoi ne ferais-tu pas comme nous ?

— Oh ! vous, vous faites tout ce que vous voulez.

— Et si nous voulions t’apprendre ?

— Que dites-vous !

— Si nous étions tes précepteurs ?

— Vous, mon bon Dieu !

— À la place du seigneur Gérundio ?

— Tu ne nous étranglerais pas comme lui ?

— Je ne puis croire à ce que j’entends ! ça n’est pas possible !

— Tout est possible, dit gravement Aïxa, avec de la patience et du courage, et tu le verras.

— Silence seulement, ajouta Carmen, et n’en parle à personne.