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piquillo alliaga.

Enchanté de sa fête et surtout du succès qu’avait obtenu sa fille, car pendant toute la soirée son père n’avait vu qu’elle, il était resté le dernier à ce bal et s’était couché tard. Il dormait depuis quelques heures, entendant encore le bruit de l’orchestre, voyant encore danser sa fille… et l’admirant toujours en rêve, lorsqu’on frappa rudement à sa porte.

— Est-ce que Carmen serait malade, indisposée par les fatigues de la veille ? ce fut la première pensée du vieillard ; mais il fut promptement rassuré par les accents d’une voix qui lui était bien connue, et qui depuis longtemps n’avait retenti à ses oreilles.

— Rassurez-vous, maître Pablo, son excellence le vice-roi de la Navarre ne vous grondera pas de l’avoir réveillé en sursaut ; quand on vient en poste embrasser son oncle, et qu’on n’a que quelques heures à lui donner…

— Mon neveu !… mon neveu !… s’écria don Juan en s’élançant dans ses bras.

Et aux premiers rayons du soleil dont s’éclairait l’appartement qu’on venait d’ouvrir, il contempla la figure mâle et guerrière du jeune homme.

— Ah ! s’écria-t-il avec joie, ce n’est plus le beau page d’il y a cinq ans… mais c’est mieux encore ! D’où viens-tu ainsi ?

— Des Pays-Bas, où nous nous battons !

— Je le vois… je le vois bien, dit le vieillard en contemplant avec orgueil une légère cicatrice qui sillonnait le front bruni de son neveu.

— Et le capitaine du régiment de la Reine est aujourd’hui colonel, poursuivit gaiement le jeune homme. Oui, mon oncle, malgré la haine que m’a gardée le duc d’Uzède, le fils du ministre ; malgré la malveillance que me portait son père, une protection inconnue a toujours fait valoir mes services et m’a fait avancer ! Vous doutez-vous qui ce peut être ?

— Non, par saint Jacques ! C’est justice, et pas autre chose ! et puisque je te revois, tout va bien ! Je n’ai qu’un regret, c’est que tu ne sois pas arrivé hier soir… à notre fête, à notre bal !… Tu aurais vu ma fille !… Carmen, ta cousine, qui était charmante… Tu aurais dansé avec elle ! Tu ne la reconnaitras pas, j’en suis sûr, tant elle est jolie !… Hier surtout, imagine-toi…

Il allait commencer la description du costume de sa fille, et il s’arrêta, non pas qu’il l’en tint quitte ; mais passant rapidement à un autre sujet, car la joie est volontiers causeuse, il s’écria :

— Colonel ! ah çà ! nos affaires vont donc mieux dans les Pays-Bas ?

— Non, mon oncle, répondit tristement le jeune homme ; vous avez vu un temps où les armées espagnoles étaient triomphantes, un temps où elles se battaient du moins pour une bonne cause… mais maintenant tout est contre nous !

Pour placer la sœur de notre roi sur un trône, tuer de braves gens qui défendent leur pays et leur liberté, cela porte malheur !… La défaite est honteuse et le succès sans gloire. Ce peuple de marchands et de pêcheurs, ces Hollandais, tiennent tête depuis quinze ans à toutes les forces de l’Espagne ; leur Maurice de Nassau est un héros !… Il a fait des prodiges à Newport.

Oui, mon oncle, oui, dit-il à voix basse, nos meilleurs soldats, notre artillerie, nos bagages, et plus de cent drapeaux… notre désastre a été complet… Et sans le marquis de Spinola ! Au moins celui-là, c’est un général !…

— Aussi, le duc de Lerma ne l’aime pas.

— C’est lui qui nous a sauvés, qui a ramené la victoire et la discipline dans nos rangs ; c’est lui qui a payé, de ses propres deniers, des soldats qui n’avaient ni solde, ni habillement, ni pain, et qui pillaient au lieu de se battre.

— Et le duc de Lerma emploie nos finances à donner des fêtes ! s’écria d’Aguilar avec indignation.

— Enfin, la prise d’Ostende a terminé la campagne en notre faveur. Mon général, qui m’honore de quelque estime, m’avait chargé d’en porter la nouvelle à Madrid ; mais, malgré notre victoire, la mer n’est pas libre et ne nous appartient pas… il m’a fallu traverser la France, les Pyrénées… et voilà comment je viens à Pampelune, mon cher oncle, vous demander à déjeuner !

— Sois le bienvenu… mais tu nous donneras bien la journée…

— Quelques heures seulement… et je repars pour remplir ma mission…

— Quel dommage ! s’écria d’Aguilar ; à peine auras-tu le temps de voir ma fille…

— Par saint Yago, j’aurai toujours le temps de l’admirer, de l’embrasser, de lui dire que, malgré l’absence, j’ai toujours pensé à elle !

— Bien, bien ! dit le vieillard en se frottant les mains… Et puis, ajouta-t-il en riant : Voici le temps qui arrive… Tu ne croirais pas qu’on me l’a déjà demandée en mariage ! Rodrigo Vasquez, le fils de l’ancien secrétaire d’État… Et hier à ce bal… le neveu de Balthazar de Zuniga, notre ambassadeur à Vienne, ne l’a pas quittée des yeux de toute la soirée… Je te dis cela, parce que cela me fait plaisir… Cela doit t’en faire aussi… Mais mon seul vœu, à moi, le dernier espoir ; de mes jours, tu le sais, tu le connais ?

Vois-tu, Fernand, continua-t-il en lui prenant les mains, il y a des pressentiments dont on ne peut se rendre compte. Je suis heureux de te voir là, parce que je ne sais pas si je dois longtemps jouir de ce bonheur. Il me semble que le terme de mes jours approche. Mais que la volonté de Dieu soit faite, dit-il en levant les yeux au ciel, je partirai sans crainte, puisque je te laisse l’époux de ma fille…

Et si je te la donne, ce n’est pas parce que tu es riche, parce que tu es beau, parce que tu es brave : c’est qu’il y a là, et il lui frappa sur le cœur, un trésor de franchise et de loyauté que je connais. Tu n’as jamais manqué à ta parole, Fernand, et je croirai au bonheur de ma fille, si tu me jures de la rendre heureuse.

— Je le jure ! mon oncle ! je le jure ! s’écria le jeune homme, et si je manquais à ce serment…

La porte s’ouvrit, et Fernand s’arrêta immobile en voyant paraitre Aïxa.

Jamais elle n’avait été si jolie qu’en ce négligé du matin, qui la couvrait à peine. Elle accourait vive et joyeuse, animée par l’espoir d’une bonne action ; elle croyait à cette heure trouver d’Aguilar seul chez lui ;