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piquillo alliaga.

forces de son âme !… ou plutôt cet amour était son être et sa vie… il n’avait jamais fait autre chose qu’aimer cette jeune fille ! seulement alors, et par malheur, il s’en apercevait.

Sans connaître Je monde autrement que par ses livres, Piquillo en savait assez pour apprécier toute l’étendue de sa folie et mesurer l’abime au bord duquel il se trouvait. Le supplice qui l’accablait était le plus pesant et le plus horrible de tous, c’était celui que le Dante avait choisi pour caractériser les tourments de l’enfer, et de quelque côté qu’il se retournât et envisageât sa position, il ne pouvait que se répéter ces mots : Sans espoir ! sans espoir !

Et en effet c’était bien là la vérité ; mais en amour, la vérité n’est pas une raison ! si elle nous accable de son évidence, on détourne les yeux et on lui préfère une erreur, ou une extravagance qui nous console.

Pendant toute la nuit, Piquillo se répéta qu’Aïxa était probablement d’une haute naissance ; mais enfin cette naissance et cette famille, pourquoi les cacher aux yeux de tous ? il y avait là quelque chose d’encourageant, un mystère qui lui permettait d’espérer quelque mésalliance, quelque tache à son blason ; elle était riche, sans contredit, mais on avait vu tant de gens qui n’avaient rien faire de belles fortunes ! Les livres qu’il avait lus étaient remplis d’aventuriers heureux qui parvenaient aux emplois les plus élevés. Cela ne pouvait-il pas se voir encore ? Aïxa l’avait dit elle-même : avec de la patience et du courage on arrive à tout.

Alors il se levait… il marchait à grands pas, riche des plus belles illusions, qu’un instant de calme et de réflexion suffisait pour dissiper et détruire.

C’est ainsi qu’il passa toute la nuit.


XIV.

le lendemain de la fête.

Le lendemain de cette grande fête, personne ne se leva de bonne heure, et le supplice de Piquillo fut prolongé. Il vit Aïxa bien plus tard qu’à l’ordinaire, lui qui depuis le point du jour errait sous ses fenêtres ou devant sa porte !

Quand elle l’aperçut, elle fut effrayée du changement de ses traits. Elle avait bien su par Pablo qu’il avait été indisposé, et dans la soirée même, elle et Carmen avaient plusieurs fois demandé de ses nouvelles. Dans ce moment encore les deux jeunes filles l’accablaient de soins, d’attentions et de prévenances qu’on aurait dit, non d’un serviteur, mais d’un ami et d’un frère.

Piquillo comprenait bien qu’on faisait pour lui mille fois plus qu’on ne devait. Attendri jusqu’aux larmes, il se reprochait son ingratitude, et cela ne l’empêchait pas de sentir la main de fer qui étreignait son cœur. Il fût mort plutôt que d’avouer à personne un secret qu’il eût voulu se cacher à lui-même ; et, résolu de dompter, ou du moins de dérober à tous les yeux une passion insensée, il s’efforça de sourire et de plaisanter sur les plaisirs et les succès de la veille.

Carmen ne se douta de rien ; mais Aïxa était trop clairvoyante pour s’y laisser tromper : un instinct merveilleux et sympathique lui disait si promptement les peines de ses amis, qu’il semblait qu’elle les eût devinées ou éprouvées avant eux.

Elle posa sa main sur celle de Piquillo, qui tressaillit, et, le regardant attentivement, elle lui dit d’un air de reproche :

— Piquillo cache un mystère à ses amies.

À cet accent de bonté, à cette voix si douce et si tendre qui faisait vibrer toutes les fibres de son cœur, le pauvre jeune homme sentit faiblir sa résolution et son courage ; il se mit à fondre en larmes.

— Qu’as-tu donc ? qu’as-tu donc ? dirent-elles toutes les deux.

— Vous me le demandez ! s’écria-t-il en cherchant à retenir ses pleurs ; vous me le demandez ! vous qui, par bonté, avez fait de moi le plus malheureux des hommes ! vous dont l’amitié et les nobles sentiments m’ont presque élevé votre égal, quand, par ma condition, je devais rester au-dessous de tous ! vous qui m’avez instruit et éclairé pour me faire voir ma honte et ma misère, que j’aurais peut-être toujours ignorées !

À ces reproches inattendus et qui n’étaient que trop justes, Carmen restait muette de surprise et de douleur. Aïxa réfléchit un instant et lui dit :

— C’est vrai !… sœur, c’est vrai, Piquillo à raison ! la faute est à nous, c’est à nous de la réparer. Mais je lui dirai comme autrefois, c’est à lui de nous aider !

Oui, ajouta-t-elle d’une voix animée, ne te laisse pas abattre ; ne regarde plus le point de départ, mais le but, et tu arriveras, Piquillo, tu arriveras, je te le promets. L’Espagne n’est pas aujourd’hui, par malheur, si féconde en hommes de talent qu’il n’y ait place pour toi… et peut-être aux premiers rangs ! Je te dirais : « Prends une épée, » si tu étais gentilhomme ; mais tu ne l’es pas, je ne le crois pas du moins, ni toi non plus. Il faut donc choisir une autre carrière, et il en est où tu dois réussir, car tu es plus instruit, plus capable qu’eux tous ! Et ces nobles hidalgos et ces grands seigneurs, avec qui je causais hier, m’ont prouvé mieux que toi-même ce dont je me doutais déjà, c’est que tu as du mérite et beaucoup !

Ah ! si Aïxa avait pu se douter du bien qu’elle faisait à Piquillo, si elle avait pu lire dans son cœur, elle aurait vu que dans ce moment, et grâce à elle, il pouvait aspirer et arriver à tout ; nul obstacle ne pouvait plus l’arrêter.

Il est telle parole de la femme qu’on aime qui vous a créé un avenir.

— Bien ! bien ! reprit-elle en voyant l’air de joie et d’exaltation briller dans les yeux de Piquillo à la place des larmes qui y roulaient tout à l’heure ; bien ! le reste me regarde maintenant ! Je vais parler à ton père, Carmen, il saura nous comprendre et nous aider. Attendez-moi, mes amis !

Et elle s’élança vers l’appartement du vice-roi sans réfléchir que peut-être n’était-il pas encore éveillé.

Don Juan l’était depuis longtemps.