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piquillo alliaga.

ici en famille ; et puis comme il ne nous donne que quelques heures, je n’en veux pas perdre un seul instant, et je ne le quitte pas.

— C’est trop juste, dit Aïxa, avec un sourire charmant ; et elle lui expliqua en peu de mots le désespoir de Piquillo, qui avait maintenant le malheur de se trouver un homme de mérite, et qu’il fallait alors traiter comme tel.

— Tu as raison ; que puis-je faire pour lui ?

— L’élever, d’abord, aux yeux des gens de votre maison, le sortir de la condition qu’il occupe… le nommer votre secrétaire…

— Tu le veux ! c’est fait !

— Voilà pour sa position… Quant à sa fortune, dit-elle avec un peu plus d’embarras et en baissant la voix, je voudrais… si vous le permettez… et sans qu’il s’en doutât jamais, y contribuer aussi ; car vous savez, monseigneur, qu’il y a des folies bien inutiles… qui ne me servent à rien…

— Très-bien ! très-bien ! dit d’Aguilar, qui parut la comprendre… je ne veux pas, dans ce moment, te priver de ce plaisir… nous verrons plus tard ce qu’il y aura à faire pour ton protégé.

— Disposez de moi, dit vivement Fernand en s’avançant ; tout ce que je peux avoir à Madrid d’amis et de crédit sera employé en faveur de quelqu’un auquel vous vous intéressez, vous, mon oncle… et la senora, dit-il en regardant Aïxa.

— Merci, seigneur Fernand, répondit-elle avec joie, vous êtes un digne rejeton de la famille ; le cousin de Carmen devait être bon et généreux comme elle, et voilà notre pauvre Piquillo assuré déjà d’un puissant protecteur.

Le vice-roi avait déjà envoyé prévenir son ancien page, qui arriva en ce moment et à qui l’on se hâta d’annoncer ces bonnes nouvelles.

— Tu es mon secrétaire, lui dit-il, tu auras deux cents ducats de traitement, et de plus, comme gratification, une année d’avance ; en prononçant ces derniers mots, il regarda en souriant Aïxa, qui l’approuva de la tête.

— Et moi, dit Fernand, j’espère, monsieur, par le crédit de notre parent, le président du conseil de Castille, vous faire bientôt obtenir une place qui, d’après ce qu’on m’a dit de vos talents, sera honorablement remplie.

Aïxa et Piquillo échangèrent un regard, l’une de joie, et l’autre de reconnaissance.

— À merveille, dit d’Aguilar avec impatience ; mais ma fille doit être levée et habillée… Il nous tarde de la voir et de l’embrasser, n’est-il pas vrai, Fernand ?… Et puis nous déjeunerons après tous les quatre en famille…

Le vieillard prit le bras du jeune homme, sur lequel il s’appuyait avec complaisance, et sortit suivi d’Aïxa.

Piquillo, resté seul, fut comme étourdi d’abord de tout le bonheur qui l’accablait. Puis sa première pensée fut celle-ci : Je ne serai pas seul à en profiter. Il venait de se rappeler la mendiante de la veille… et courut à la rue du Figuier.

La maison du juif Salomon était sale, noire et de hideuse apparence… Il demanda Alliaga.

— C’est ici.

— À quel étage ?

— Au dernier,

Et il monta.


XV.

sous les toits.

Piquillo était essoufflé quand il arriva au haut de l’escalier. Il est vrai qu’il venait de hâter sa marche et de monter vivement, car, dès le troisième ou quatrième étage, il avait entendu des cris confus qui devaient provenir des régions supérieures, le bruit augmentant à mesure que Piquillo gravissait les degrés. Arrivé au dernier étage, c’est-à-dire à un grenier situé sous les toits, il lui fut facile de trouver la chambre de la vieille femme, c’était la seule ; et plus facile encore d’y entrer, attendu que la porte était ouverte. Il aperçut d’abord trois hommes en manteaux noirs ; leurs longues épées, la plume râpée de leur chapeau, et mieux encore leurs traits durs, sévères et sans pitié, tout révélait des alguazils dans l’exercice de leurs fonctions.

— Vous n’enlèverez pas ma fille ! s’écriait la vieille femme qui la veille avait abordé Piquillo ; les cheveux gris en désordre, les yeux flamboyants, un bras tendu vers le ciel, elle brandissait de l’autre une pelle de fer qu’elle venait d’arracher du foyer et dont elle menaçait les assaillants.

Derrière elle, une femme, belle encore, mais pâle et maigre, venait de s’élancer d’un misérable grabat. Ses épaules brunes, à moitié nues, n’étaient couvertes que par ses longs cheveux hoirs. Enveloppée dans une couverture de laine en lambeaux, elle se traînait à genoux, demandant grâce aux alguazils, dont un avait fait un pas vers elle et venait de la saisir par la main. À cette vue, poussant un rugissement de lionne à qui on enlève ses petits, la vieille femme avait levé sa redoutable pelle et allait en écraser la tête de l’alguazil, lorsque Piquillo parut devant la porte, semblable à ces corps d’armée qui, tombant à l’improviste sur le champ de bataille, arrivent pour décider du sort de la journée et changer la face des événements.

La pauvre femme suppliante étendit les bras vers lui ; les alguazils demeurèrent immobiles, la pelle de fer resta suspendue… tous les combattants s’arrêterent. Ce fut comme une trêve impromptue et tacite.

— Qu’est-ce, messieurs ? dit froidement Piquillo, pourquoi traiter aussi brutalement ces pauvres femmes ?

— Parce qu’elles doivent dix ducats au propriétaire de cette maison, au seigneur Pedro Diaz, corregidor de la ville de Pampelune.

On se rappelle que Josué Calzado, notre ancienne connaissance, n’exerçait plus depuis longtemps ces fonctions ; vu le rôle influent qu’il avait joué dans l’émeute des fueros, le duc de Lerma l’avait, le soir même, nommé corrégidor mayor à Tolède, et le seigneur Pedro Diaz l’avait remplacé à Pampelune sur