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piquillo alliaga.

la recommandation du duc d’Uzède, fils du premier ministre.

— Oui, seigneur cavalier, s’écria la vieille femme, c’est Pedro Diaz, le corrégidor, qui est cause de tout ! Ne pouvant le payer, nous voulions vendre jusqu’aux derniers meubles qui nous restaient de notre opulence… ceux dont ma fille ne voulait pas se séparer !

— Jamais !… jamais ! s’écria celle-ci avec désespoir, je l’ai juré…

C’étaient sa guitare et son miroir ! elle les avait gardés jusqu’à présent ; c’est moi, sa mère, poursuivit la femme avec une volubilité difficile à retenir, c’est moi qui, sans lui en parler, avais résolu de m’en défaire pour avoir du pain et payer nos loyers, et comme j’ai voulu moi-même aller les vendre… ne voilà-t-il pas que ce Pedro Diaz qui avait ses desseins, car il en a malgré ses soixante ans, ce misérable corrégidor !…

— Respect, s’écria gravement l’alguazil, respect, senora Urraca, au seigneur corrégidor !

— Je me moque de lui et de tous les corrégidors de l’Espagne, s’écria la vieille femme dans une exaltation qu’il n’y avait plus moyen d’arrêter. Nous avons vu et reçu des princes, des ducs, des grands seigneurs qui avaient d’autres tournures que ton corrégidor… qui est censé rendre la justice et qui devrait d’abord se la rendre à lui-même. Oui, seigneur cavalier, continua-t-elle en s’adressant à Piquillo… il a osé prétendre, voyant que nous allions lui échapper, que ces bijoux étaient trop beaux, trop riches pour nous appartenir, et que s’ils étaient dans nos mains, c’est que…

Sa fille poussa un cri d’indignation, et voulut s’élancer du grabat sur lequel elle s’était rejetée.

Tais-toi… tais-toi… Alliaga, lui dit sa mère en l’enveloppant de la couverture en lambeaux dont elle la drapa ; ce seigneur cavalier n’en croit rien, pas plus que ce corrégidor qui veut nous faire arrêter pour nous tenir, pendant tout le temps qu’il voudra, en prison et en son pouvoir.

— Serait-il vrai ! s’écria Piquillo.

— C’est notre ordre, dit le chef des alguazils.

— Et pendant ce temps, continua la vieille, ces Messieurs, pour payer les frais, s’empareraient de notre trésor, de la guitare de ma fille et de son miroir. Mais ils ne les auront pas, je les ai trop bien cachés pour cela.

— C’est ce que nous verrons, s’écria l’alguazil ; en attendant, seigneur cavalier, permettez-nous d’exécuter nos ordres.

— Vous me permettrez au contraire de m’y opposer, répondit Piquillo d’une voix ferme, jusqu’à ce que j’aie rendu compte de cette affaire à son excellence don Juan d’Aguilar, vice-roi de la Navarre, dont j’ai l’honneur d’être un des secrétaires.

À ce nom révéré, les trois alguazils s’inclinèrent en même temps par un mouvement de terreur rapide et sympathique.

— Comme il faut avant tout, cependant, poursuivit Piquillo, que le seigneur Pedro Diaz ait satisfaction pour ses loyers, voici les dix ducats qui lui sont dus, et un de plus pour les frais. Pour le reste, je me rends caution de ces femmes. Je vais d’abord les entendre, puis je ferai après mon rapport au vice-roi, en présence du corrégidor lui-même, s’il veut y assister… vous pouvez l’en prévenir.

Les alguazils prirent d’abord leur argent, puis saluèrent avec respect, et on entendit quelque temps encore, pendant qu’ils descendaient l’escalier, des exclamations de surprise et de joie dont le bourdonnement s’élevait et montait jusqu’à la mansarde.

C’était la première fois que Piquillo se posait comme protecteur de quelqu’un, lui qui jusqu’alors avait toujours été protégé ; c’était la première fois de sa vie qu’il connaissait le pouvoir et en usait ; nommé secrétaire d’un grand seigneur depuis une demi-heure à peine, il avait déjà fait du bien, il avait défendu un opprimé, bonheur que bien des fonctionnaires n’ont pas la chance de rencontrer pendant toute la durée de leur gestion.

Cependant la senora Urraca avait fermé soigneusement la porte, et présentait à Piquillo la seule chaise intacte qui existât dans la mansarde : elle s’assit sur le pied du lit de sa fille en lui disant :

— Puisque ce jeune seigneur veut bien nous protéger et nous défendre, dis-lui tout, mon enfant, dis-lui notre fortune, notre gloire, le rang que nous avons occupé…

Piquillo ne pouvait s’expliquer encore chez qui il était ; ces mots de gloire et de fortune contrastaient singulièrement avec l’abjection et la misère qui régnaient autour de lui. De ces deux femmes, l’une, noble et distinguée, lui inspirait, dans son malheur, une secrète compassion ; l’autre, basse et commune, lui causait une invincible répugnance.

La première avait été belle, et ne l’était plus !

À ne considérer que la régularité de ses traits, ses dents si blanches, ses yeux d’un noir velouté, et le sourire caressant qui errait encore sur ses lèvres, on ne lui eût donné que vingt-cinq ans. Mais quand on contemplait ce teint pâle, ces joues fanées et amaigries, et surtout une ou deux rides qui sillonnaient son front, il fallait supposer huit ou dix ans de plus, ou qu’alors les chagrins et non le temps avaient laissé ainsi la trace de leur passage.

Elle se souleva avec peine sur le seul matelas qui composait sa couche, et s’appuyant sur son bras, elle commença d’une voix lente et affaiblie un récit, interrompu à chaque instant par les exclamations, réflexions et lamentations de sa mère, pour qui parler était un besoin de première nécessité, et dont la loquacité était le moindre défaut.

— Mon père, Aben-Alliaga, était un des Maures qui prirent les armes dans les Alpujarras contre la tyrannie de Philippe II. C’est pendant cette guerre et au milieu des montagnes que je vins au monde, à ce que m’a dit ma mère.

— Oui… oui… s’écria Urraca, je portais mon enfant dans mes bras, et nous suivions l’armée qui, longtemps victorieuse contre le marquis de Mondejar, fut enfin vaincue par don Juan d’Autriche ; je me rappelle encore ses soldats qui ne faisaient pas de quartier, et qui nous obligeaient à nous cacher dans des rochers inaccessibles. Alliaga, mon mari, fut tué bravement à la montagne, en voulant nous défendre, et nous donner le temps de fuir… Je me sauvai à Grenade, et de