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piquillo alliaga.

l’on prend… tout notre avenir est là ; c’est par là qu’on nous juge ! »

Et si vous saviez celui qu’elle a choisi !…

— Je l’aimais, s’écria la Giralda, les yeux brillants de souvenirs, pendant que ses joues pâles se colorèrent un instant ; oui, je l’aimais, et ce fut mon premier, ce fut mon seul amour ! Il était du sang de mes ancêtres, de celui de mon père, du sang qui coule dans mes veines…

— Eh ! mon Dieu ! oui, dit la mère en soupirant, un Maure qui était riche !… mais, à quoi bon… elle ne voulut rien accepter de lui… rien !…

— Que la guitare sur laquelle je répétais ses chants arabes, et le miroir où il me trouvait si belle !

— Et, ce que vous ne croirez jamais, seigneur cavalier, s’écria la mère avec indignation, il voulait absolument la retirer du théâtre !…

— Oui… oui, dit tristement la Giralda ; j’aurais peut-être dû l’écouter ! Mais une fois, voyez-vous, qu’on a goûté de ces douceurs qui ne ressemblent à aucune autre, de cet enivrement de la scène, de ce frémissement qu’on fait naître, de ce bonheur de tenir une foule attentive et comme suspendue à ses lèvres ; quand on l’a entendue, ardente et passionnée, éclater tout à coup en cris de joie et d’admiration ; quand on est venu soi-même, à l’éclat des flambeaux, aux trépignements de la multitude, recueillir leurs bravos et leur moisson de fleurs… il n’y a plus moyen d’oublier de pareilles émotions, elles deviennent un besoin, un délire ; il faut vivre dans cette vie ou mourir !

Et la Giralda était presque redevenue belle ; sa voix sonore et accentuée s’élevait à mesure qu’elle parlait ; la couverture de laine qui la drapait à moitié laissait à ses gestes leur énergie et leur noblesse : ses yeux avaient retrouvé leur expression et lançaient des éclairs !…

Tout à coup elle s’arrêta… regarda les murs dépouillés de cette mansarde, le grabat sur lequel elle gisait étendue… Puis, ne pouvant supporter le contraste du souvenir et de la réalité, elle cacha sa tête dans ses deux mains et se prit à pleurer.


XVI.

sous les toits (Suite).

En voyant les larmes de sa fille, la vieille Urraca ne put y tenir, et se mit à sangloter ; il n’y a pas de nature plus apte à la sensibilité que celle des mères de théâtre.

— Oui, mon enfant, c’était une belle passe que la nôtre, et si tu avais toujours suivi mes avis… nous serions maintenant dans une autre position…

— Eh ! ce n’est point la richesse que je regrette, mais mon talent, ma beauté et ma jeunesse. Ah ! si le ciel pouvait me les rendre, combien j’en ferais un meilleur usage !

— Tu suivrais mes conseils, tu songerais à l’avenir ! Mais sa fille, sans l’écouter, poursuivit avec chaleur :

— Je ne perdrais pas un temps si précieux dans d’inutiles amours, dans de vaines intrigues, dans des rivalités de coulisses.

— Quand on vous attaque cependant, s’écria la mère, il faut bien se défendre, et si je n’avais pas été là… Imaginez-vous que pendant que Giralda faisait de beaux sentiments, arrivait à Séville une débutante, la petite Lazarilla. Vous en avez entendu parler ?

— Non, madame, reprit gravement Piquillo.

— C’était moins que rien, seigneur cavalier ! s’écria la vieille avec une volubilité toujours croissante ; de l’audace et de l’aplomb, mais c’est tout ! pas le moindre talent ! et voilà celle à qui on voulait faire une réputation ! Tout ça, vous comprenez bien, était un coup monté contre nous ; on nous en voulait, parce que nous étions plus jeune, plus jolie, et que nous étions adorée du public… du vrai public !

C’était le chef de musique, Esteban Andrenio, qui avait organisé cette cabale pour se venger de nos refus. Mais il s’agissait d’un rôle nouveau, d’un rôle superbe où il y avait du chant et de la danse, trois ou quatre costumes différents, sans compter les paroles ! enfin, seigneur cavalier, un rôle à effet, de ces rôles qui vous placent, et qu’on paierait de tout ce qu’on a, si on entendait ses intérêts !…

Eh bien ! ce rôle que toutes ces dames se disputaient, Lazarilla allait l’emporter…

On allait le lui donner, si nous n’avions pas mis de notre parti un des gentilshommes de la chambre, alors surintendant du théâtre… un grand seigneur !

— Oh ! s’écria la Giralda en fermant les poings avec colère, je me le reprocherai toujours !

— Eh bien ! ma chère, tu as tort… c’était de légitime défense… On fait des cabales contre nous, nous tâchons de les déjouer…… Sans compter que, par là, nous avons eu le pouvoir ! et dans les coulisses, c’est tout de régner !…

J’en ai tant vu qui avaient des amants jeunes, aimables et riches, et qui prenaient leur directeur… par-dessus le marché, rien que pour être reine et commander aux garçons de théâtre.

— Assez ! assez ! ne rappelons point ce temps-là ! s’écria avec impatience la Giralda, qui souffrait visiblement de tous les détails que sa mère retraçait avec tant de complaisance ; et, se retournant vers Piquillo :

Qu’est-il besoin de vous dire dans quel enivrement, dans quelle folie s’écoulèrent les quatre années qui suivirent ! courant de triomphe en triomphe, entourée d’adorateurs, comblée de trésors et d’hommages, tout me souriait, tout m’avait réussi, jusqu’au jour, où moi, qui n’avais eu que du talent, je m’avisai d’avoir de l’ambition !… Je ne vous accuse pas, ma mère ! dit-elle à la vieille, qui faisait un geste de douleur, mais…

Et elle s’arrêta en levant les yeux au ciel.

— Qu’avez-vous ? lui dit Piquillo en voyant ses lèvres pâles et tremblantes.

— Ne va-t-elle pas encore se désoler ! dit Urraca ; puisque nous avons fait de notre mieux, Dieu te pardonnera, car tu as toujours été bonne pour ta mère ! Dans le malheur ou dans l’opulence, tu ne l’as jamais abandonnée…