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piquillo alliaga.

là à Séville, où j’élevai mon enfant de mon mieux.

— C’est-à-dire pas du tout ! reprit sa fille. À cinq ou six ans, j’allais avec ma mère mendier dans les rues… rentrant à la maison avec ce qu’on nous avait donné, et quand on ne nous donnait rien, ne mangeant pas !

— Ah ! je connais ça ! se dit à part Piquillo.

— Je n’avais donc aucune espèce d’instruction… quant à la religion, pas davantage… ma mère n’ayant jamais su au juste si elle était maure, juive ou chrétienne !

— Ce n’est pas ma faute.

— Je ne vous en fais pas un reproche, ma mère. Mais alors, et à défaut de mieux, je me suis fait un culte à ma manière. Je pensais à mon père, le soldat, qui avait été tué pour nous, en nous défendant… Je le priais et lui demandais conseil ; rarement, quand j’étais heureuse ; beaucoup, quand j’avais du chagrin ; et depuis longtemps j’y pense toujours…

Piquillo se sentit ému, et rapprocha sa chaise du lit de la pauvre femme.

— À dix ans, continua-t-elle, il paraît que j’étais jolie.

— Charmante ! s’écria la mère avec fierté. Quelque misérables que nous fussions, seigneur cavalier, les passants s’arrêtaient dans la rue pour la regarder ; sa beauté perçait à travers ses haillons !

— Bien aisément, continua Alliaga en souriant, rien ne s’y opposait ! Un jour que j’avais bien froid et bien faim… je me mis à chanter pour passer le temps, et je m’aperçus que j’avais de la voix.

— Une voix admirable, s’écria la mère, admirable… une source de fortune ! aussi dès ce moment les maravédis commençaient à pleuvoir sur nous.

— J’allais tous les soirs au pied de la Giralda, continua sa fille, la grande tour de Séville… Vous la connaissez bien, monsieur ?

— Non, dit Piquillo.

— Ah ! c’est superbe !…

Et puis elle ajouta avec un sentiment de fierté qui contrastait singulièrement avec sa situation, c’est bâti par les Maures, nos ancêtres. Là, tous les soirs, se formait autour de moi un cercle nombreux, et quand, après avoir chanté, je faisais la quête avec mon tambour de basque, c’était à qui me jetterait une pièce de monnaie pour avoir de moi une révérence. Un jour, parmi mes auditeurs en plein air, se trouva le seigneur Esteban Andrenio, chef de la musique au grand théâtre. Il pensa sans doute que la Giralda (c’est ainsi qu’on me nommait dans Séville) était appelée à d’autres succès, et m’emmena avec lui, ainsi que ma mère.

— Certainement je ne voulais pas quitter mon enfant.

— En deux ou trois ans, il m’apprit la danse et la musique, et me forma pour le théâtre, avec des soins, une patience et une bonté que je crus longtemps désintéressés… Enfin je débutai.

— Je crois y être encore ! interrompit la mère avec exaltation. Quand ma fille parut, je manquai de me trouver mal ! je n’aurais pu donner une parole… ni une note.

— Heureusement, dit Piquillo, ce n’était pas vous qui débutiez !

— C’était elle ! c’était ma fille… mon enfant ! l’enfant que j’avais élevée et qui me payait, en un seul instant, de toute ma tendresse et de mes peines !… Quel succès ! quel triomphe ! Je croyais que la salle allait s’écrouler sous le bruit des applaudissements.

— Oui… oui… s’écria Alliaga… je fus égarée, enivrée ! Comment une pauvre jeune fille aurait-elle résisté à une pareille ovation, à de tels éloges ? C’était à en perdre la raison !

— Et le soir même, s’écria la mère avec orgueil, tous les comtes, les ducs, les grands seigneurs et le directeur du théâtre étaient dans ma loge à m’accabler de compliments ! Ils étaient tous à mes pieds, et dès ce moment la Giralda eut un traitement magnifique… trois mille ducats. Je ne la quittai pas d’un instant. Imaginez-vous, seigneur cavalier, un logement superbe ! une maison montée ! une femme de chambre ! un petit nègre pour nous accompagner au théâtre, et une table dont je faisais les honneurs.

— Alors, continua la Giralda, le seigneur Esteban Andrenio, le chef de musique, qui était la cause de ma fortune, voulut en réclamer le prix. La reconnaissance que je lui devais n’allait pas jusque-là, et je repoussai ses offres avec indignation.

— Un grand tort ! s’écria la mère avec l’air le plus grave. D’un homme dévoué qui pouvait lui être utile et lui donner des rôles, elle se faisait un ennemi mortel ! c’est une faute au théâtre ; mais les jeunes filles ne suivent que leur tête et leur caprice… elles ne veulent pas écouter leurs mères, qui ont de l’expérience et de la sagesse !

Et la senora Urraca poussa un profond soupir en ajoutant d’un air indulgent : Après cela, seigneur cavalier, il ne faut pas lui en vouloir, elle était si jeune alors… elle venait d’avoir quatorze ans !

Piquillo étonné ne comprenait plus ; habitué aux purs et chastes sentiments d’Aïxa et de Carmen, les usages et les mœurs dont on déroulait à ses yeux le tableau lui semblaient si extraordinaires, qu’il regardait si la senora Urraca parlait sérieusement.

L’excellente mère était de bonne foi, car les mères des comédiennes forment une classe à part et une maternité exceptionnelle. C’est un dévouement et un amour qu’elles entendent à leur manière, et Piquillo en écoutait le développement, non pas avec plaisir, mais avec curiosité ; semblable au voyageur qui, en quittant un beau et riant pays qu’il connait, n’est pas fâché de passer dans une région âpre, en désordre et effrayante, qui est pour lui toute nouvelle.

— Tout cela pouvait se réparer encore, continua la vertueuse mère en s’essuyant les yeux, si elle n’avait commencé par une folie… par une extravagance, une inclination de cœur… une passion ! M’a-t-elle donné assez de peine et de tourment, celle-là ! J’en pleurais jour et nuit, je voyais ma fille qui courait à sa perte !…

— Vous vouliez donc l’en empêcher ! s’écria Piquillo en rendant à la pauvre mère une partie de son estime.

— Oui, seigneur cavalier, oui ! le ciel m’en est témoin ! s’écria la senora Urraca d’un ton sévère. Je lui ai répété vingt fois :

« Tout dépend au théâtre du premier amant que