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piquillo alliaga.

fils et successeur qui voudrait le tenter ! mais vous ne le souffrirez pas, si vous êtes des Navarrais !

— Nous le sommes tous ! cria l’aubergiste.

— Tous ! hurla le tailleur.

— Tous ! répéta la foule, qui, sans comprendre de quoi il s’agissait, commençait déjà à s’émouvoir et à s’agiter.

— Que disent nos fueros[1] ? Que la ville se jugera et se gardera elle-même par ses propres citoyens, et qu’aucun étranger armé n’y pourra pénétrer ! c’est le texte.

— C’est la vérité, cria l’aubergiste, qui ne l’avait jamais lu.

— C’est la vérité ! répéta de confiance le digne tailleur.

— Mais, hasarda le barbier à demi-voix, des soldats du roi ne sont pas des étrangers.

— Ce sont des Castillans ! répliqua l’orateur avec dédain ; eh ! qu’y a-t-il de commun entre le roi de Castille et celui de Navarre[2] ? Nous ne sommes pas comme le reste de l’Espagne ; nous n’avons jamais été conquis ; nous nous sommes donnés, à la condition que la Navarre conserverait les vieux fueros qu’elle possédait alors[3].

— C’est vrai ! c’est vrai ! cria-t-on de toutes parts.

— Et, plus forts, plus habiles que les Aragonais nos voisins, nous prendrons la devise qu’ils n’ont pas su défendre, et nous dirons :

« Le roi entrera dans nos murs sans autre garde que les bourgeois de Pampelune ! sinon… non ! »

Ce n’était pas sans dessein que l’orateur faisait ainsi allusion à l’ancienne formule des cortès aragonaises ; il avait toujours eu rivalité de priviléges entre l’Aragon et la Navarre ; aussi des acclamations bruyantes et chaleureuses retentirent-elles dans la rue.

Vive le capitaine Juan-Baptista Balseiro ! crièrent plusieurs gens qui avaient l’air de le connaître, et qui, se précipitant dans la foule, augmentèrent encore le tumulte et le désordre.

Au bruit qui se faisait dans la rue, le corrégidor Josué Calzado parut de nouveau à son balcon, moins effrayé que satisfait d’une apparence d’émeute qui lui permettait de montrer son zèle, et surtout de haranguer le peuple. L’honorable corrégidor aimait à parler. Dans les provinces basques, où il était né, il avait fait autrefois partie des cortès, n’avait pas perdu une seule occasion de prendre la parole, et son éloquence filandreuse et incessante n’avait pas peu contribué à allonger d’une manière démesurée la durée de chaque session. Maintenant établi à Pampelune, dévoué au roi et aux ministres, il attendait impatiemment une place supérieure que le comte de Lerma lui faisait toujours espérer, et qu’il n’avait aucune envie d’accorder à une fidélité complétement acquise, réservant cette faveur à un dévouement moins sûr et qu’on aurait besoin de consolider. Chaque province se regardait alors comme un État séparé.

Mais si l’ancien orateur des cortès aimait s’entendre, il fut en ce moment cruellement désappointé ; à peine eut-il réuni toutes les forces de ses poumons pour crier : Fidèles Navarrais, que sa voix fut couverte par les cris de : À bas le corrégidor !

Vive le roi ! vive son glorieux ministre ! continua-t-il, pour débuter par un raisonnement qu’il croyait sans réplique.

À bas le comte de Lerma à bas le ministre !

— C’est ce que je voulais dire, mes chers concitoyens, écoutez-moi ; ma seule devise est celle-ci : Vive notre glorieux monarque !

À bas le roi, s’il attente à nos libertés !

— C’est ce que je voulais dire, mes compatriotes… daignez m’entendre… Vivent nos libertés !

L’assemblée tumultueuse l’interrompit de nouveau : chacun lui adressait des apostrophes ou des reproches, et le peuple, excité par Ginès et Truxillo, avait déjà arraché la proclamation, dont on foulait aux pieds les lambeaux déchirés.

Cependant la guerre déclarée ne devait point s’arrêter là. Le corrégidor, placé sur son balcon, occupait une forte position, qui lui permettait de braver l’armée ennemie ; l’artillerie des injures qui se croisaient en tous les sens ne l’atteignait pas et l’inquiétait peu ; mais le voisinage du marché aux légumes fournit bientôt aux assaillants des projectiles autrement dangereux pour le corps de la place, et le corrégidor, regardant autour de lui avec inquiétude, avisait déjà aux moyens d’opérer la retraite la plus honorable et la moins désastreuse possible, lorsque cette voie de salut lui fut fermée. Le capitaine Juan-Baptista, en effet, qui avait toutes les allures et l’agilité d’un marin, venait de monter à l’assaut, en gravissant des pieds et des mains le long d’un des poteaux en bois qui soutenaient le balcon, et parut derrière le corrégidor au moment où celui-ci se décidait à abandonner le champ de bataille, l’enlevant d’un bras vigoureux du balcon pour le précipiter dans la rue. Le peuple, qui ne s’attendait point à ce coup de théâtre, fit tout à coup silence, comme dans les endroits intéressants, pour ne rien perdre du spectacle, Le corrégidor saisit ce moment pour s’écrier :

— Vous ne voulez pas m’entendre… je suis pour vous ! habitants de Pampelune ; je pense comme vous ! Vivent nos fueros !

Vive le corrégidor ! s’écria le peuple tout d’une voix.

— Oui, oui, il mourra pour défendre nos fueros, ajouta le capitaine. Et sous prétexte de le présenter à la multitude, il le souleva en le serrant dans ses bras avec une telle vigueur que Josué Calzado, suffoqué à moitié, n’eut que la force d’étendre le bras en guise de serment.

Le peuple répéta avec admiration :

Vive notre digne magistrat !

— Il va nous conduire lui-même chez le gouverneur, continua le capitaine, et portera la parole pour nous ; c’est lui-même qui vous le propose.

À ces mots, l’enthousiasme populaire ne connut plus de bornes. Le corrégidor, entraîné dans la rue par le capitaine Juan-Baptista, fut accueilli par les vi-

  1. Les fueros de Navarre, sans être aussi étendus que ceux d’Aragon, étaient garantis comme ceux-ci par une loi spéciale qui défendait à tout soldat étranger, c’est-à-dire à tout soldat castillan, de mettre le pied sur le sol navarrais.
  2. Cette tendance à l’isolement, qui n’est pas encore, même de nos jours, entièrement détruite en Espagne, s’opposera peut-être long-temps encore à son unité politique.
  3. Louis Viardot, Études sur l’Espagne, p. 402.