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piquillo alliaga.

vats redoublés de la multitude en délire. Avant qu’il eût pu ouvrir la bouche, il fut pressé, entouré, enlevé par mille bras et porté en triomphe. Une couronne de chêne fut placée sur son front, encore souillé par la trace des derniers projectiles, et le cortége populaire, conduit par Ginès Pérès, du Soleil-d’Or, et maître Truxillo, le tailleur, se mit en marche pour le palais du gouverneur, traversant la promenade de la Taconnera, déjà jonchée de feuillage et de fleurs, et où les drapeaux pavoisés aux armes d’Espagne, se balançaient à chaque croisée pour saluer la royale entrée de Philippe III.

Quant au capitaine Juan-Baptista, il avait disparu, et le barbier Gongarello rentrait prudemment dans sa boutique, disant à voix basse à plusieurs de ses compatriotes qui l’interrogeaient sur les événements :

— Que le roi ou le peuple l’emporte, nous autres Maures, baptisés par force, nous ne gagnerons rien à la victoire, et peut-être paierons-nous les frais de la guerre ; ainsi, croyez-moi, restez tranquilles, ne vous mêlez de rien…

Et Aben-Abou, dit Gongarello, reprenant son rasoir, se mit à raser deux de ses pratiques : un chrétien et un juif, qui l’attendaient dans sa boutique.

Pendant que ces événements se passaient au centre de la ville, errait dans la rue Saint-Pacôme, petite ruelle étroite et tortueuse, un pauvre enfant de dix à douze ans à peu près ; je dis à peu près, car personne, pas même lui, n’aurait pu dire son âge. Sa figure pâle et amaigrie portait les traces de la fièvre, et ses habits en lambeaux attestaient la plus profonde misère. Un air de douceur et de bonté se peignait sur tous ses traits, et un rayon d’intelligence brillait dans son œil noir presque éteint. Il marchait ou plutôt se traînait avec peine, et son plus grand mal en ce moment, la maladie dont il se mourait, c’était la faim. Il venait de traverser deux ou trois rues qu’à son grand étonnement il avait trouvées presque désertes ; en effet, aux premières nouvelles de l’émeute, toute la population s’était portée, comme d’ordinaire, du côté du bruit et du désordre, les uns pour y prendre part, les autres, et c’était le plus grand nombre, pour voir.

Le pauvre enfant vit venir à lui un conseiller à l’audience de Castille qui hâtait le pas ; il n’osa lui demander l’aumône, mais il tendit la main.

Le conseiller du roi ne regarda pas, et passa son chemin.

Un instant après apparut un hidalgo marchant lentement et enveloppé de son manteau. Le pauvre enfant ôta timidement son chapeau et le salua ; l’hidalgo s’arrêta, et pour toute aumône lui rendit son salut.

Le jeune mendiant, tombant de faiblesse, s’appuya contre une porte, et il entendit une voix de femme qui lui rendit l’espoir.

— Pablo !… Pablo !… criait une mère, venez ici, votre soupe vous attend.

À ce mot, l’orphelin frappa vivement à la porte, comme s’il eût été invité… mais inutilement : la mère était trop occupée de son enfant et ne l’entendit pas. Hélas ! se dit-il, moi, je n’ai pas de mère qui m’appelle… je n’ai pas de repas qui m’attende ! et il continua à suivre une grande belle rue qui conduisait au bord de l’Arga, n’espérant plus rien des hommes sans doute, car ses yeux étaient levés vers le ciel. En ce moment le soleil, sortant d’un nuage, vint éclairer un côté de la rue ; il courut s’adosser contre la muraille, et pendant que ses membres chétifs se réchauffaient, une expression de joie mélancolique errait en signe de reconnaissance sur ses lèvres décolorées ; il souriait au soleil ! le seul ami qui eût daigné lui sourire.

Puis, comme ses yeux fatigués et qui ne pouvaient supporter un éclat trop vif, se reportaient vers la terre, il vit près de lui, au coin d’une borne, deux ou trois côtes de melon qu’on y avait jetées. Dans la faim qui le dévorait, il se baissa pour les ramasser et les porta avidement à sa bouche ; il aperçut alors un enfant à peu près de son âge, une espèce de bohémien, aussi déguenillé que lui, qui s’avançait en chantant.

— Tu es bien heureux d’être gai, lui dit-il, et de chanter.

— Je chante parce que j’ai faim, et n’ai pas de quoi manger !

À l’instant, et sans proférer une parole, et par un mouvement généreux, il tendit à son nouveau compagnon les côtes de melon qu’il venait de ramasser.

Le bohémien le regarda d’un air étonné et reconnaissant.

— Quoi ! tu n’as pas d’autre dîner que celui-là ?

— Bien heureux de l’avoir trouvé… partageons.

Et les deux amis, s’asseyant au coin de la borne, commencèrent leur repas.

La salle à manger était vaste et spacieuse. C’était une rue en ce moment solitaire et qui ressemblait peu aux autres rues de Pampelune ; elle était propre, grâce à une fontaine dont les eaux roulaient près d’eux et leur offrait une boisson fraîche et limpide ; on voit que rien ne leur manquait. En face d’eux était une maison élégante, sur laquelle on lisait ces mots : Truxillo, maître tailleur. Les deux convives, établis à leur aise sur le pavé, avaient la borne entre eux, et de plus étaient adossés contre les murs d’un fort bel hôtel : c’était celui du Soleil-d’Or, dont les croisées s’ouvraient au-dessus de leurs têtes.

À table, la connaissance se fait vite, et le bohémien dit sur-le-champ à son amphitryon :

— Quel est ton nom ?

— Piquillo ! c’est ainsi qu’on m’appelait chez les moines où j’étais. Et toi, comment te nomme-t-on ?

— Pedralvi… Tes parents ?

— Je n’en ai plus.

— Moi de même… As-tu connu ton père ?

— Jamais.

— C’est comme moi… Et ta mère ?

— Ma mère, dit Piquillo, cherchant à rappeler ses souvenirs, devait être une grande dame. Il venait chez elle des seigneurs qui avaient de riches pourpoints et des plumes à leurs chapeaux ; elle avait un bel appartement avec des tapisseries. Je vois encore sur une table un miroir avec lequel je jouais. Il était doré et avait toujours un tiroir plein de dragées… Voilà tout ce que je me rappelle des soins et de la tendresse de ma mère, et puis un matin je me suis réveillé seul à la porte d’un grand bâtiment qu’on appelait un couvent ; on m’y a gardé… je ne puis dire com-