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piquillo alliaga.

— Vous partez ! et je vais rester seul à Valladolid, où je m’ennuie à périr !

— Pourquoi y êtes-vous venu ?

— Pour vous d’abord, comtesse ; et puis le moyen de rester à Madrid quand toute la cour est à Valladolid ! on a l’air de ne servir à rien.

— On ne vous a donc pas enjoint d’y venir ?

— Du tout.

— La gazette de la cour l’avait dit.

— Par mon ordre.

— C’est bien ! je reconnais là votre tact, votre esprit.

— Pourquoi aussi transporter la cour à Valladolid ! quelle idée, et à quoi bon ?

— Vous ne le savez pas ?

— Eh ! non, vraiment… Est-ce qu’on me dit rien à présent !

— Ils vous craignent trop pour cela.

— Je le vois bien… mais patience ! Et vous dites, comtesse, que vous savez… vous…

— Oui, par la reine elle-même, ou plutôt par son mécontentement ; car la reine ne dit rien non plus.

— C’est une cour muette !

— Et ennuyeuse !… quand vous n’êtes pas là ; il n’y a que vous qui égayez le roi par vos saillies.

— Ce pauvre roi est si nul !

— Il faut savoir se mettre à sa portée, ce que vous entendez à merveille ! lui plaire, l’amuser ; de là dépend pour nous le succès.

— Je le comprends bien… nous avons passé hier la soirée à découper de saintes images !… mais vous disiez donc que la reine…

— La reine est au plus mal avec le roi et avec le ministre, qui d’abord en avait peur et craignait qu’elle ne prit quelque empire sur son mari… mais elle ne s’occupe plus d’affaires, et ne se mêle de rien.

— Alors on doit être rassuré.

— On a peur de tout. Sa Majesté la reine, qui est Autrichienne, ne voyait dans son intimité, à Madrid, que la vieille impératrice, sœur de Philippe II.

— Elle existe donc encore ?

— Toujours, c’est la seule parente de la reine ; et, ce que vous ne croiriez jamais, c’est que le ministre, à qui leur amitié porte ombrage, et qui redoute quelque complot de leur part, leur a fait défendre par le roi de se parler seules ou en allemand.

— Ce n’est pas possible !

— C’est comme je vous le dis ! Et vu que la reine ne tenait aucun compte de cet avis, et continuait son jargon germanique avec sa vieille parente, c’est, dit-on, pour les séparer que le ministre a transporté la cour à Valladolid[1].

— Ce n’est pas croyable !

— Tout cela est si mesquin, tout ce monde-là est si craintif, si méticuleux ! Point de portée ! point de grandes vues ! Rien de ce que vous auriez, vous, monsieur le duc, si vous étiez là !

— Certainement ! dit le duc avec un air capable. Puis il ajouta avec un soupir : Mais il faut y être… il faut y arriver…

— Et nous en sommes peut-être plus près que vous ne croyez.

— Comment cela ?

— Grâce à la reine, qui va nous servir sans le vouloir. Mais du silence !

— Le duc alla sur la pointe du pied fermer les verrous de la porte principale, et revint s’asseoir mystérieusement près de la comtesse, qu’il écouta d’un air important et affairé.

— Il y a quelques années, dit la comtesse d’Altamira, six ou sept ans à peu près, lors du mariage de Sa Majesté, et quelques jours après le voyage de la reine dans le royaume de Valence, il s’est passé entre elle et le roi une aventure mystérieuse que je n’ai jamais pu savoir au juste.

— Et que je sais, moi !… dit le duc gravement ; car on me disait tout alors !

Et s’approchant de l’oreille de la comtesse, il lui dit à demi-voix :

— La reine avait usé de son pouvoir de jeune mariée pour obtenir de l’amour du roi la grâce d’une personne qui m’avait insulté, et que j’avais fait mettre dans la tour de Valladolid… car j’avais du crédit alors !…

— Quelle était donc cette personne ! demanda la comtesse avec curiosité.

— Le jeune don Fernand d’Albayda !

— Mon neveu ! s’écria la comtesse en riant. Voilà ce que je ne savais pas. Mais cela ne m’étonne point. D’Albayda est un charmant garçon, un joli cavalier à qui beaucoup de grandes dames veulent du bien ; j’ignorais que la reine fût de ce nombre… Et moi qui négligeais ce pauvre Fernand… et ne le voyais jamais !… C’est mon neveu, après tout… mon plus proche parent… et je veux désormais…

— Eh ! non, comtesse, dit le duc avec impatience, vous êtes dans l’erreur : la veine ne le connaît pas et ne l’a jamais vu, pas plus que don Juan d’Aguilar, qu’elle a fait nommer à la même époque vice-roi de Navarre.

— Mon frère ! s’écria Florinde en riant de nouveau, comment, c’est ainsi qu’il a obtenu ce titre qu’il croit bravement ne devoir qu’à ses anciens services… Ah çà ! il paraît que toute ma famille, excepté moi, est protégée par la reine… qui est censée ne se mêler de rien. Et d’où cela vient-il ? comment cela se fait-il ?

— Je l’ignore !

— Vous qui saviez tout… dans ce temps-là.

— Tout ce que le ministre savait !… Mais personne, pas même lui, n’a pu découvrir d’où venait l’intérêt que la reine portait à don Juan d’Aguilar et à son neveu ; et, le plus étonnant, c’est que don Juan, ni son neveu n’en ont eux-mêmes jamais rien su, pas plus que moi, je vous le jure.

Et, pour finir l’histoire, dont voici le plus curieux, continua le duc d’Uzède, mon oncle Sandoval, le grand inquisiteur, effrayé du crédit que pouvait prendre la reine dans certains moments, obtint du roi… au nom de l’inquisition et de la cour de Rome… mais vous n’allez pas me croire…

— Si, dit la comtesse en souriant, je crois tout de Sa Majesté.

— Il obtint du roi que de sa vie il ne parlerait plus

  1. Léopold Ranke, p. 210.