Page:Scribe - Piquillo Alliaga, ou Les Maures sous Philippe III, 1857.djvu/98

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
92
piquillo alliaga.

l’âge de quinze ans. Son premier ouvrage avait été un poëme, en vers latins, consacré à la gloire de saint Ignace de Loyola, fondateur de la Compagnie de Jésus. Grâce au père Jérôme, dont il était l’élève, il se distingua ensuite comme prédicateur.

Sa facilité d’élocution était si grande, que souvent il montait deux fois en chaire dans la même journée et discutait le pour et le contre avec une égale supériorité. Homme d’une habileté et d’une érudition profondes, passionné pour la gloire de son ordre, et de bonne foi dans son genre, comme Ribeira, l’archevêque de Tolède, l’était dans le sien.

Escobar eût brûlé la moitié de l’Espagne en l’honneur de Loyola ; Ribeira eût brûlé l’autre moitié en l’honneur de saint Dominique.

Mais comment renverser le duc de Lerma, ce favori tout-puissant, plus roi que le roi lui-même, protégé par l’inquisition et défendu par l’imbécillité de son maître ?

Tout lui était soumis et dévoué. Il ne voyait autour de lui que des flatteurs et des courtisans dont les trésors de la monarchie lui servaient à payer les appointements.

Non content d’avoir partagé les principaux emplois entre tous les siens, il s’était appliqué à rendre la faveur royale héréditaire dans sa famille ; il élevait son fils, le duc d’Uzède, à remplir après lui la place de favori.

Comment attaquer un pareil homme, dans une grandeur si élevée et si bien fortifiée ? où lui découvrir un endroit vulnérable ?

Eh bien, cet endroit faible, cette brèche à son bonheur, la comtesse l’avait trouvé.

Si l’histoire n’était pas là pour l’attester, si les événements ne l’avaient pas prouvé, le fait paraîtrait incroyable, impossible, absurde, et cependant c’était la vérité. Le duc de Lerma avait chez lui, dans son intérieur, quelqu’un qui aspirait à le renverser.

Cette personne, c’était son fils !

Entendons-nous : le duc d’Uzède n’avait pas eu d’abord tout à fait cette idée, mais peu à peu la comtesse avait fini par la lui donner.

Le duc d’Uzède n’était pas méchant, mais c’était un sot, le sot le plus beau, le plus radieux, le plus content de lui qui se soit jamais épanoui à la cour, et l’on ne sait pas jusqu’où peut aller un sot quand il est bien mené !

Celui-là était en bonnes mains. En lui parlant de l’ingratitude de son père envers elle, la comtesse s’était fait plaindre ; en lui parlant de lui, duc d’Uzède, et toujours de lui, elle s’était fait aimer. Elle n’eut pas besoin d’autre coquetterie. Plus elle l’admirait, plus il l’adorait.

Dès ce moment, c’est sur le duc d’Uzède que reposèrent toutes les espérances du parti.

Le père Jérôme se chargea de son esprit, la comtesse de son cœur, et Escobar de sa conscience.

Le duc de Lerma, ainsi que nous l’avons dit, voulait, en bon père, élever son fils à lui succéder. Il avait essayé de le pousser dans l’intimité du roi ; il avait tenté surtout de l’introduire dans les différents conseils. Il avait été obligé d’y renoncer ; Sandoval le lui avait demandé en grâce. Il y avait trop de danger à lui confier le secret de l’État ou le maniement des affaires.

Le duc de Lerma et Sandoval, après s’être consultés entre eux, avaient été forcés de s’avouer, en famille, l’un que son fils, l’autre que son neveu n’était qu’un sot.

Quoique cette délibération eût été secrète, les effets s’en manifestèrent bientôt. On lui retira peu à peu toute confiance, tout pouvoir, tout crédit ; mais, par tendresse ou par égard, on lui laissa l’apparence de ce qu’on lui ôtait, et depuis longtemps il n’était plus rien que l’on croyait encore dans le monde qu’il était quelque chose.

Escobar et la comtesse étaient trop habiles pour ne pas voir, et ils virent ; bien plus, ils eurent l’adresse et la cruauté de ne tromper le duc en rien ; de lui montrer la vérité tout entière, de la lui faire toucher, comme on dit, au doigt et à l’œil.

Ils lui prouvèrent facilement que son oncle et son père le regardaient comme incapable, et le traitaient comme tel.

Le duc d’Uzède fut indigné.

La comtesse feignit de l’être encore plus que lui.

Il devint furieux ; et la fureur de la comtesse parut telle que lui-même fut obligé de la calmer.

Mais le coup l’avait frappé au cœur, ou plutôt dans son amour-propre, la blessure était incurable.

Il devint jaloux des honneurs et de la puissance dont jouissait son père. On avait beau le flatter et l’honorer : c’était pour arriver à son père que l’on passait par lui ; car après tout, il le comprenait sans peine, il n’était rien, il ne faisait rien. De là, un sentiment tout naturel d’opposition qui le portait à dénigrer et à blâmer tout ce qu’on faisait ; de là, l’idée si facile à faire germer dans son orgueil, que s’il était à la tête des affaires, tout irait autrement ; de là, le désir immodéré d’arriver au premier rang.

Mais ce premier rang était occupé… ce premier rang où tout le monde l’appelait, il fallait, pour s’en emparer et pour y briller, qu’il fût vacant… Donc, comme disait Escobar, qui était l’homme aux conséquences, donc il fallait… dans l’intérêt de l’Espagne, souhaiter que le duc de Lerma se retirât des affaires.

C’est ainsi que, de conséquence en conséquence, le duc d’Uzède en était arrivé à désirer vivement la retraite de son père, et de la désirer à y aider, il n’y avait qu’un pas.


XXI.

la cour à valladolid (suite).

Tel était l’état des choses, lorsque le duc, qui était à travailler dans son cabinet, vit entrer la belle comtesse d’Altamira, que depuis bien longtemps nous avons laissée sur le seuil de la porte, et à laquelle nous nous hâtons de revenir.

— Vous, comtesse ! s’écria le duc enchanté, et de si bon matin !

— Je pars… un voyage… des affaires de famille ! j’y suis obligée… Je vous conterai cela.