Page:Scudéry - Artamène ou le Grand Cyrus, cinquième partie, 1654.djvu/321

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le Prince Mazare ne la vit point, n’ayant pas par reſpect voulu entrer dans la Chambre où elle eſtoit ; il ſentit tout ce qu’un cœur genereux & paſſionné peut ſentir. En effet, je penſe pouvoir dire à l’illuſtre Cyrus qui m’eſcoute, que s’il avoit entendu exagerer à mon Maiſtre, la douleur qu’il ſouffrit en cette occaſion, il le pleindroit ſans doute dans ſon malheur, & ne l’accuſeroit pas : cent fois il ſe repentit de ſon crime, ſans pouvoir ſe repentir de ſa paſſion : & cent fois auſſi il ſe determina de l’achever. Mais la pointe du jour eſtant venuë, & la Princeſſe Mandane ayant recommencé ſes pleintes & ſes prieres, il m’a dit que dés qu’il la vit, & qu’il remarqua le changement que la douleur avoit fait en ſon viſage en ſi peu de temps, le remords ſaisit ſon cœur de telle ſorte, & il ſe determina ſi abſolument à reparer le mal qu’il luy avoit fait, que ſans luy parler il fut en diligence vers le Pilote, de crainte qu’il avoit de changer d’avis : & luy commanda de reprendre la route de Sinope, afin de remettre la Princeſſe, ou entre les mains de Ciaxare, ou en celles de l’illuſtre Artamene. Mais Dieux, que ce commandement, tout equitable qu’il eſtoit, penſa eſtre funeſte à celuy qui le fit, & à celle en faveur de qui il eſtoit fait ! car à peine le Pilote l’eut il reçeu, que voulant obeïr au Prince Mazare, & remener Mandane à Sinope (dont l’invincible Artamene par ſon incomparable valeur s’eſtoit rendu Maiſtre) il voulut tourner la Proüe ; mais la Galere tourna toute entiere, & nous mit en eſtat de perir. Apres cela, il ne me ſemble pas qu’il ſoit permis de juger de l’intention des Dieux, lors qu’ils font du bien ou du mal aux hommes ; & qu’il vaut beaucoup mieux admirer leur conduitte, ſans la vouloir penetrer.