Page:Scudéry - Artamène ou le Grand Cyrus, seconde partie, 1654.djvu/71

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de vaincre, puis qu’Artamene ne vivoit plus. Les uns disoient qu’il ne faloit plus servir, parce qu’il n’y avoit plus de recompense à attendre ; Les autres qu’il ne faloit plus s’exposer, pour des gens qui ne s’exposoient pas comme Artamene : Enfin, disoient ils tous, nous regrettons un General, qui nous faisoit presque vaincre sans peril ; qui faisoit tousjours plus luy mesme, qu’il ne nous commandoit de faire ; qui nous recompensoit magnifiquement des moindres services ; qui nous laissoit tout le butin, apres avoit partagé le danger ; & qui par sa douceur & par sa familiarité charmante, estoit tout ensemble nostre Compagnon & nostre General. Voila, Seigneur, ce que disoient les Soldats : pendant que tous les Capitaines pleuroient publiquement comme eux : ou cachoient du moins leur douleur dans leurs Tentes. Tous les prisonniers que nous avions faits, en furent sensiblement affligez : & ne pouvoient se consoler de leur captivité, sçachant qu’ils ne feroient plus sous la puissance d’Artamene, dont ils avoient esperé un traitement favorable. Le Roy de Pont en son particulier, en fut extraordinairement affligé : & tesmoigna plus de douleur, de la perte de celuy qui l’avoit blessé, qui l’avoit vaincu, & qui l’avoit fait prisonnier, que de la perte de deux Batailles, & de celle de sa liberté. Philidaspe mesme, malgré tous leurs desmeslez, & toute son aversion, tesmoigna estre touché d’une avanture si pitoyable : & s’il eut de la joye, il la desguisa si bien qu’elle ne parut point sur son visage.

Mais pendant que tout le monde pleure, & que tout le monde le pleint, je parts du Camp tout desesperé, sans en parler à personne, non pas mesme au sage Chrisante : & je m’en viens à Sinope, pour m’aquitter de la triste commission