Page:Scudéry - Artamène ou le Grand Cyrus, troisième partie, 1654.djvu/107

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car m’efluigoant à chaque moment touſjours davantage de Teleſile, je ſentois un mal que je ne sçaurois faire comprendre à ceux qui ne l’ont point eſprouvé : & certes, il me fut advantageux, que l’euſſe mes inſtructions par eſcrit : puis que ſans doute je me fuſſe mal acquité de ma commiſſion, ſi l’on ſe fuſt confié à ma memoire, La ſeule Teleſile l’occupoit : j’avois laiſſé dans ſa chambre une Sœur d’Androclide : j’avois laiſſé à Delphes un nombre infini de ſes Amants : je les repaſſois tous dans mon imagination les uns apres les autres : & les riches, & les pauvres, & les honneſtes gens, & les malfaits : & il y avoit des inſtants, où il n’y en avoit pis un qui me fiſt peur : tant il eſt vray que l’abſence fait voir les choſes d’une cruelle maniere. Quand j’eſtois à Delphes, il y avoit pluſieurs jours où mon ame eſtoit en quel que façon tranquile : car lors que j’eſtois aupres de cette aimable Perſonne, je n’eſtois pas malheureux, pour peu qu’elle me regardaſt. Et quand je n’y eſtois pas, je sçavois du moins où elle eſtoit, & ce qu’elle faiſoit : de ſorte que pourveû que je sçeuſſe qu’Androclide ne la voyoit non plus plus que moy, je ne me ſouciois gueres des autres : car il eſtoit le plus riche, & le plus agreable de tous. Mais lors que je venois à penſer, qu’il m’eſtoit abſolument impoſſible de sçavoir ce qu’elle faiſoit, j’avois un chagrin inconcevable. Le matin n’eſtoit pas plus toſt arrivé, que je me la figurois au Temple, environnée de tous mes Rivaux : l’apres-diſnée je la voyois en converſation avec eux, ou chez elle, ou chez ſes Amies : le ſoir je croyois qu’elle s’entretenoit de tout ce qu’elle avoit veû tout le jour : & en vingt-quatre heures enfin, je ne trouvois pas un moment, où je puſſe raiſonnablement eſperer qu’elle ſe ſouvinst