Page:Scudéry - Artamène ou le Grand Cyrus, troisième partie, 1654.djvu/305

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vie tres inquiette & tres malheureuſe : car enfin l’abſence ne m’a point gueri : & je ſuis toujours amoureux & touſjours jaloux, & par conſequent le plus infortuné de tous les Amans. Depuis meſme que je ſuis eſloigné d’Alcidamie, je ne ſuis pas ſeulement jaloux de mon Maiſtre, de mon Amy, de mon ennemy, & d’un autre homme de qui la condition eſt fort au deſſous de la mienne : je le ſuis encore de tous ceux que je m’imagine qui la peuvent voir : & quand vous me voyez quelquefois reſveur & melancolique ; c’eſt que je les repaſſe tous les uns apres les autres dans ma memoire, & que je m’imagine qu’Alcidamie les traite mieux qu’elle ne m’a traitté. Que Thimocrate ne pretende donc pas, que l’abſence toute ſeule aproche de la rigueur de la jalouſie, puis qu’il n’y a nulle comparaiſon de l’une à l’autre : le ſouvenir du paſſé, & l’eſperance de l’advenir (comme l’a fort bien remarqué le Prince Artibie) donnent cent conſolations à un Amant abſent quand il eſt aimé : mais un Amant jaloux ne trouve rien ny dans le paſſé, ny dans l’advenir, qui ne luy donne de l’inquietude. Un Amant abſent ne ſouhaite jamais que des choſes agreables, & dont l’eſperance eſt douce : comme la veuë de ſa Maiſtresse ; ſa converſation ; & pluſieurs ſemblables avantages : au lieu que la jalouſie fait ſouvent deſirer de ne la voir jamais, tant il eſt vray qu’elle déregle la raiſon. Je sçay bien encore, que n’eſtre point aimé eſt un grand mal : mais c’en eſt encore un plus grand, de croire non ſeulement n’eſtre point aimé : mais de s’imaginer que la perſonne que l’on aime en aime cent mille autres au lieu d’un. La mort meſme, toute effroyable qu’elle eſt en la perſonne aimée, ne tourmente