Page:Scudéry - Artamène ou le Grand Cyrus, troisième partie, 1654.djvu/306

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pas tant que la jalouſie : un Amant qui pleure ſa Maiſtresse morte, a du moins la triſte conſolation d’eſtre pleint de tout le monde : il donne de la compaſſion, à ſes plus mortels ennemis : où au contraire un Amant jaloux, ne donne pas le moindre ſentiment de pitié à ſes plus chers Amis. Tout ce que peuvent faire les plus diſcrets, eſt de n’en parler pas : mais pour l’ordinaire tout le monde en raille ouvertement : cependant quoy qu’il s’en aperçoive, il ne sçauroit y remedier. De plus, cette eſpece de douleur, qui eſt cauſée par la mort, a des bornes : il n’arrive plus jamais rien de nouveau à celuy qui la reſſent ; mais un Amant jaloux ſouffre tous les jours cent mille ſuplices qu’il n’a pas preveus, quoy que bien ſouvent il les invente luy meſme, & qu’il ſoit ſon propre Bourreau. Quand la mort a ravi ce que l’on a de plus cher, il y a du moins encore cét avantage : que toutes les paſſions d’une ame, à la reſerve de l’amour, demeurent en paix : & que l’on pleure avec quelque eſpece de tranquilité. Mais dans un cœur que la jalouſie poſſede, elles y ſont eternellement en trouble & en confuſion : la haine en diſpute l’Empire à l’amour : la crainte chaſſe l’eſperance : la fureur prend la place de la tendreſſe : le deſespoir la ſuit bien ſouvent : on ſe reprent cent fois en un jour de ſes propres ſouhaits : on deſire la mort, non ſeulement à ſoy meſme, mais à ſa Maiſtresse : on ne voit plus les choſes comme elles ſont : car au lieu que dans l’ordre de la Nature, les ſens ſeduisent quelquefois l’imagination ; icy au contraire, l’imagination ſeduit les ſens : & force bien ſouvent les oreilles & les yeux à criore (s’il faut ainſi dire) qu’elles entendent, & qu’ils voyent, ce qu’effectivement ils ne voyent ny