Page:Scudéry - Artamène ou le Grand Cyrus, troisième partie, 1654.djvu/94

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d’eſperer comme j’avois fait, je deſesperois de tout : ſi je la regardois comme riche, je croyois qu’Androclide l’obtiendroit de Diophante & de Crantor à mon prejudice : & ſi je la regardois comme ne l’eſtant pas, je voyois mon Pere traverſer tous mes deſſeins. Mais ce qui affligeoit le plus, eſtoit une choſe qui m’avoit reſjoüy au commencement : je veux dire l’indifference avec laquelle elle agiſſoit. Car la trouvant pour moy comme pour les autres, cette indifference me ſembloit auſſi rigoureuſe en ma perſonne, qu’elle m’avoit ſemblé douce en celle d’autruy. Touteſfois dés que je la voyois, tous mes chagrins ſe diſſipoient : en effet la veuë de la Perſonne aimée, eſt un remede infaillible pour ſoulager toutes les douleurs : & il y a je ne sçay quel charme ſecret, dans les yeux de ce que l’on aime, qui ſuspend les maux les plus ſensibles. Auſſi ne pouvois-je plus ſupporter les miens, ſi je n’eſtois en ſa preſence : & ma paſſion en vint au point, que non ſeulement j’eſtois tres malheureux, quand je n’eſtois pas aupres d’elle : mais que meſme je n’eſtois pas tout à fait heureux, quand je n’y eſtois pas ſeul, ou que je n’y eſtois pas aſſez bien placé. Ce n’eſtoit meſme plus aſſez, pour diſſiper tous mes ennuis, & pour faire ma felicité entiere, que de la regarder ; je voulois encore en eſtre regardé : & ce n’eſtoit plus enfin que par certains inſtans bienheureux, où mes yeux rencontroient les ſiens, que je ſentois dans mon ame cette joye toute pure, qui cauſe bien ſouvent par ſon excés un ſi agreable deſordre dans le cœur de ceux qui sçavent veritablement aimer. Je veſcus durant quelque temps de cette ſorte, ſans pouvoir trouver nulle occaſion de deſcouvrir mon amour à Teleſile, autrement que par