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Bovarysme par excès, et le Bovarysme du snob, Bovarysme par défaut.

Cette dernière hypothèse ne convient guère à la vie de Rimbaud, si abondante en vigueurs véritables, de Rimbaud lucide, résistant, infatigable voyageur par passion d’abord, puis nécessité de métier. Bien que le snob, justement réhabilité par l’explication bovaryque, soit un sincère et un douloureux que son moi véritable effraie, Rimbaud, qui fut sincère et douloureux, ne fut point snob. Il a péché par dispersion d’énergie au contraire, et c’est le cas du Bovarysme de génie. Réservons encore le second de ces termes. Génie, génial, sont des vocables dont l’emploi réclame autant de prudence que les chancelleries devraient en mettre à distribuer leurs ordres — sous peine de les réduire à l’importance d’une agrafe d’orphéon. Disons seulement : Bovarysme par excès, et cherchons des exemples.

Le Bovarysme par excès a été réduit, dans le langage courant, à un cliché célèbre.

Ce cliché, dit M. J. de Gautier, c’est le violon d’Ingres. Le maître impeccable de la ligne que fut Ingres appréciait, on le sait, sa virtuosité de musicien au-dessus de ses dons naturels de peintre ; surtout il en jouissait davantage, et avec plus de passion. Or, beaucoup d’autres grands hommes commirent dans les appréciations qu’ils portèrent sur eux-mêmes des fautes de critique analogues. Chateaubriand, qui ne restera dans la mémoire des hommes que pour avoir écrit quelques phrases d’une sonorité, d’une construction, d’un rythme parfaits, adéquates aux sentiments de mélancolie passionnée qu’il y exprima, Chateaubriand estimait en lui le politique et l’homme d’État qui portait ombrage au premier consul. Quelques passages des Mémoires d’Outre-tombe mettent en scène cette prétention de l’écrivain avec des traits qui font sourire. Victor Hugo, le maître des constructions verbales, le rhéteur génial du rythme et du mot, offre un spectacle plus pénible par l’importance qu’il attache à la médiocrité de sa pensée philosophique ou politique. Il n’est pas jusqu’à Gœthe, qui ne donne quelques signes d’aveuglement sur son propre génie. On sait le prix qu’il attachait à ses travaux de naturaliste, de physicien ou de chimiste : dans l’un de ses entretiens avec Eckermann, il déclare qu’il donnerait tout son œuvre pour sa seule théorie des couleurs qui, depuis, a été reconnue fausse.

« Je ne me fais pas illusion, dit-il, sur mes œuvres poétiques. D’excellents poètes ont vécu de mon temps, il y en a eu de meilleurs encore avant moi, et il n’en manquera pas de plus grands parmi ceux