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ressortir d’une perturbation psychique. Elle fut inhérente, semble-t-il, à une variation de sa moralité, à un changement radical dans sa façon de se concevoir lui-même, d’évaluer ses instincts, ses tendances, ses aptitudes. Par analogie avec les précédentes formules, nous appellerons un tel état : le dédoublement de la moralité.

Cette fois, les exemples abondent. Plusieurs apparaissent banals et par conséquent célèbres. Ce sont de singulières divagations dans la suite en apparence rigoureuse des pensées ou des actes. Il s’en suit de flagrantes dispersions d’énergie : tel individu, au lieu de courir le chemin où il excelle, bondit à droite, à gauche, s’estropie, tombe. Des artistes méprisent leur talent avéré pour s’en arroger d’autre sorte, qui restent douteux… Or, ces accidents de la vie morale ont trouvé leur Janet en la personne de M. Jules de Gautier[1]. Nous avons maintenant une « lorgnette » pour nous intéresser au spectacle phénoménal, et un titre à décerner à la pièce qui se joue. Ce titre c’est le « Bovarysme ». Un mot s’imposait. Il imposera, espérons-nous, l’idée qu’il enferme.

Le Bovarysme, comme le définit M. de Gautier, est le « pouvoir départi à l’homme de se concevoir autre qu’il n’est ». L’héroïne de Flaubert nous donne, de ce pouvoir de méprise, un exemple complet et tragique. La faculté bovaryque est d’ailleurs commune à presque tous les héros du même écrivain : tragi-comique dans l’amour de l’Éducation sentimentale, simplement burlesque dans Bouvard et Pécuchet, elle redevient d’allure épique avec la Tentation. Et c’est alors le Bovarysme de l’humanité. On conçoit l’étendue et la fécondité de ces observations. De ces cas anormaux, se déduit l’existence en l’homme d’un Bovarysme normal nécessaire à toute évolution. Retenons seulement ce qui s’en peut appliquer à notre problème, et complétons ainsi la définition du Bovarysme pathologique, à rendement faible : « Faculté départie à l’homme de se concevoir autre qu’il n’est, en tant que l’homme est impuissant à réaliser cette conception différente qu’il se forme de lui-même. »[2] M. de Gautier en développe deux exemples antagonistes : le Bovarysme de l’homme de génie,

  1. J. de Gautier, le Bovarysme. Édit. du Mercure de France.
  2. Ibid.n p. 13.