Page:Segalen - Le Double Rimbaud.djvu/21

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Nous ne prétendons point affirmer, certes, que, rentrant brusquement en France, son arrivée eût été celle d’un demi-dieu parmi des disciples attentifs, ni que la fortune l’eût accueilli d’un grand rire aux éclats ; mais, entre ses peines sans nombre au Harrar, son très relatif succès en affaires, entre tous ses déboires de commerçant déconfit et l’accueil secourable de ceux qui l’attendaient en France et qui l’auraient soutenu sans doute, on ne peut nier que le choix reste hésitant. Pas d’argent ! C’est vrai. Mais, tout compte fait, où les capitaux devaient-ils lui être indispensables, si ce n’est précisément en ces pays frustes, sans voies de transit, ou l’on n’opère qu’à tâtons, qu’à grands coups de hasard et surtout de thalers ! Il s’y obstina pourtant avec son aveugle énergie : lui non plus n’avait pas démêlé sa « destination » de sa « destinée ». La dernière comme toujours l’emporta.

On peut se représenter, dit encore M. de Gautier, deux lignes prenant naissance en un même point idéal de la personne humaine : l’une figurant tout ce qu’il y a dans un être de réel et de virtuel à la fois, tout ce qui est en lui tendance héréditaire, disposition naturelle, donc tout ce qui fixe nativement la direction d’une énergie, l’autre figurant l’image que, sous l’empire du milieu et des circonstances extérieures : exemple, éducation, contrainte, le même être se forme de lui-même, de ce qu’il doit devenir, de ce qu’il veut devenir. Ces deux lignes coïncident et n’en forment qu’une seule si l’impulsion venue du milieu circonstantiel agit dans le même sens que l’impulsion héréditaire[1].

Cette coïncidence fut très loin de se réaliser dans l’existence de Rimbaud, dont l’énergie totale se disperse prématurément en deux essors divergents. La résultante en fut particulièrement douloureuse.

§

Enfin, supposons réalisés les souhaits de Rimbaud, et lui-même apaisé, dans ce repos si ardemment appelé. Pouvait-on espérer à ce moment le réveil du poète ? — Oui certes, affirme M. Paterne Berrichon :

Lors de ses retours en Ardennes, à ceux qui le questionnaient sur le propos de littérature, il assurait définitive sa rupture avec elle… Il n’avait jadis chanté que par besoin de le faire, d’accord ; il ne parais-

  1. Le Bovarysme, p. 15.