Page:Segalen - Le Double Rimbaud.djvu/22

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sait plus l’éprouver, ce besoin, auquel avait succédé celui de l’aventure physique. Mais cela entraîne-t-il forcément qu’il ne devait jamais plus vouloir s’attacher au verbe ? Nous ne saurions l’admettre[1].

Et plus loin :

Non ! Non ! Non ! Ce jeune homme surprenant ne pouvait imposer silence à sa voix, l’eût-il résolu. Et nous en trouvons, d’ailleurs, comme une preuve dans les lignes suivantes que daigne nous adresser sa sœur, questionnée à ce sujet. On sait que cette personne fut la seule confidente des derniers moments de notre poète :

« Je crois, dit-elle, que la poésie faisait partie de sa nature, que c’est par un prodige de volonté et pour des raisons supérieures qu’il se contraignit à demeurer indifférent à la littérature ; mais, comment m’expliquer ?… il pensait toujours dans le style des Illuminations avec en plus quelque chose d’infiniment attendri et une sorte d’exaltation mystique, et toujours il voyait des choses merveilleuses. Je me suis aperçue de la vérité très tard, quand il n’a plus eu la force de se contraindre[2]. »

Il est audacieux d’épiloguer sur des possibilités évoluant dans une vie mentale aussi complexe. Comment s’entendre sur un futur alors que l’on dispute déjà sur le passé tout proche, et que, du même incident, du même épisode deux leçons peuvent se conclure ? Oui, la poésie était inhérente à la nature de Rimbaud, mais l’expression poétique, rien ne permet de croire qu’il l’eût, par la suite, accueillie volontiers. Où donc a-t-il décelé ce regret du poète obligé de contenir ses élans et qui n’attend que l’heure propice pour parler encore ? Où donc, lui qui sut tant désirer, a-t-il jeté aux autres ses désirs d’œuvrer, lorsque la vie le lui permettrait, enfin ? Il nous est impossible d’accepter en cela l’hypothèse optimiste de M. Berrichon. Il nous semblerait également dangereux d’affirmer le contraire. Pourtant, lors des ultimes confidences du blessé, un cri lui échappa qui pouvait incliner à penser que son silence était irrévocable. Voici l’épisode, très grave et très beau, comme nous le raconte la sœur du poète[3]. Rimbaud souffrait, demandait répit :

Il voulut absolument recouvrer le sommeil. L’effet des potions ordonnées étant presque nul, un simple remède de bonne femme fut

  1. Vie, p. 32.
  2. Ibid., p. 135.
  3. Ibid., p. 237.