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des notations singulièrement précieuses de ses émotions d’enfant. Parmi les Poésies elles-mêmes, nombreux sont les exemples semblables. On eut tort de les étendre, de les déployer à l’appui de tentatives esthétiques. Le sonnet intitulé Voyelles, indûment prôné comme une théorie d’art synesthésique, n’est, en réalité, qu’un rappel adolescent de premières sensations[1].

Ses proses et ses vers ne furent donc en grande partie pour Rimbaud qu’une sorte de kaléidoscope très personnel, où papillotait sous formes d’images le plus souvent visuelles (rarement olfactives à l’encontre de Baudelaire), le passé, son passé : reflets de Rimbaud pour Rimbaud. On peut imaginer les jouissances incluses pour lui seul dans ces rappels de contingences mortes. On ne peut les partager. Comme tout procédé mental, cela ne vaut qu’au service de l’inventeur. Il serait injuste de lui en reprocher l’usage.

Il existe d’ailleurs en chacun de nous, et pour chacun de nos modes de penser, de vouloir et de sentir, une irréductible et forclose tanière que, de gré ou de force, de haine ou d’amour, nous ne pouvons entr’ouvrir à autrui. On peut se livrer, se donner ? Oui ! livrer des gestes et donner des grimaces. Pantomimes et mascarades de tréteaux ! Et derrière l’être baladin, le moi essentiel reste tapi dans le fond de son antre, et la tanière demeure inaccessible. Des amants seraient épouvantés si, au plus fort de la volupté partagée — quand la joie se répand, tellement une que les deux êtres proclament leur consubstantialité, — s’ils mesuraient l’infrangible barrière qui sépare les deux êtres sentants, et les séparera toujours malgré l’apparente harmonie de leur unique joie. Se comprendre, se confier, s’entendre ? Folies… autant espérer se perdre sans retour l’un dans l’autre par une thaumaturgie aussi incroyable que celle du yoghi s’absorbant en Brahma !

Dans les ondes qui vibrent alentour de chacun, l’on ne peut chercher qu’un écho très lointain de la personnalité dont elles émanent ; avec l’espoir que ces ondes, si elles traversent en

  1. Le mécanisme de ce hochet littéraire fut tel, à n’en pas douter, que nous l’explique M. Ernest Gaubert (Mercure de France, 1er nov. 1906).

    A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu…

    Cela tout simplement parce que d’anciens abécédaires édités vers l’époque où Rimbaud épelait ses lettres, comportent un A noir, illustré d’Abeilles :

    A, noir corselet velu des mouches éclatantes…


    un I rouge, un U vert, un O couleur d’azur. L’E seul diffère ; il est jaune.