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Page:Segalen - Les Immémoriaux.djvu/68

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Non ! non ! » protestaient avec dégoût les riverains de l’île. Mais les pêcheurs Paümotu et quelques hommes de la terre Nuú-Hiva considéraient avec un regret des entrailles les trois cadavres qu’on précipitait au charnier. Ils se moquèrent des étrangers : ceux-ci, dans leur terre Piritania, ne mangeaient donc pas la chair des ennemis ? Même pas les cœurs ? Mais quel autre moyen de se débarrasser, une fois pour toutes, des rancuniers esprits-errants ? — Un long hurlement aigre, et sans sexe, fit taire les querelles. On se précipita :

Un homme nu, les yeux retournés, le visage suintant et tout le corps agité de secousses hoquetantes, franchit l’enceinte. Nul n’osait l’écarter : son bras gauche entouré de tapa blanche le défendait contre la foule, et marquait un inspiré. Son nom d’homme se disait Tino, et son corps habitait misérablement la grotte froide Mara. Mais quand soufflait l’âme du dieu, alors il devenait Oro lui-même : ses gestes étaient gestes de Oro : son parler, parler de Oro ; ses désirs et ses ruts se manifestaient divins : alors des femmes exultantes venaient s’offrir et l’entraînaient avec elles. — Or, cette fois, la présence souveraine s’affirmait indiscutable, éclatante, irrésistible, et passait en rafale : sous l’emprise, le vivant fléchit, vacilla, croula ; son échine ployait comme un arc tendu à rebours ; sa voix sifflait, ses dents craquaient ; sa tête martelait les dalles, en sonnant. Seuls l’entourèrent les porteurs-d’idoles, ha-