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Page:Segalen - Les Synesthésies et l’école symboliste.djvu/14

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peut-être en prévision de mêlées possibles que le sage Bénédikt, déjà cité, déconseillait jusqu’à l’étude même de tels phénomènes.

Bien mieux. Ce n’est plus d’un sujet à l’autre que s’affirme parfois la désharmonie, mais en l’intimité même du même sujet. L’imprécision du phénomène est donc un caractère souvent aussi flagrant que sa subjectivité : demandons à un audito-coloriste une aquarelle-témoin de ses photismes colorés. Puis, mettant l’aquarelle de côté, exigeons du sujet qu’il nous désigne les mêmes couleurs dans un Répertoire chromatique quelconque, celui de Lacouture, par exemple, qui renferme 600 gammes typiques. Résultat : les désignations ne sont concordantes que pour les couleurs, non pour les nuances. « Nous avons noté le même désaccord entre deux peintures d’alphabet coloré faites par une même personne à un an d’intervalle[1]. »

D’aucuns avouent eux-mêmes la fugacité de ces impressions. « Je ne saurais indiquer avec sa nuance la couleur qui correspond à tel son ; l’A prononcé d’une voix aigre dans Montmartre, dans Montagne, n’a pas la même couleur que dans pâtre…, » écrit à M. Binet un autre audito-coloriste.

Les Synesthésies sensorielles ne sauraient donc être d’aucun usage public. La subjectivité, essence de ces phénomènes, en restreint l’emploi au sujet lui-même, rigoureusement, sans évasion possible hors de sa personnalité. Ce ne peut être encore moyen d’art collectif, quelque réduite que l’on suppose l’élite choisie pour y communier, quelque entraînement spécifique qu’ait subi cette élite. La musique des Couleurs, des Parfums, et des Saveurs ne peut exister qu’en tant qu’égoïste et musique

  1. Ibid.