Aller au contenu

Page:Segalen - Les Synesthésies et l’école symboliste.djvu/13

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

ses dérivés) et les arts du mouvement (poésie, danse, musique des sons), ne peut-on pas, en empruntant aux arts de la couleur et du mouvement ce qu’ils peuvent donner, produire un art qui joigne les effets esthétiques résultant de ces sources diverses ? »

Hélas ! non. Tout au moins au stade actuel de notre évolution sensorielle. Tout fait de corrélation est uniquement et purement subjectif, exclusivement personnel. Et le seul fait général en est l’impossibilité même de leur généralisation. Certains voient jaune le timbre[1] du cor, bleu celui de la flûte, vert celui du hautbois (Lavignac, la Musique et les musiciens). Pour nous, le cor est nettement pourpre, la flûte opalescente et Gevaert, en son cours d’orchestration, figure le hautbois comme une ligne rouge. Mêmes variations au sujet des couleurs des voyelles. Millet, en un bon mouvement, s’est efforcé, ces données fuyantes, de les réduire en chiffres et de déceler en ce désordre des suffrages, les majorités obtenues par les différentes voyelles… De telles élections restent douteuses ; A est noir, à moins qu’il ne soit blanc, rouge, ou vert… C’est tout ce qu’il est permis d’affirmer.

Le désaccord est donc la règle : les frères Nüsbaumer, tous deux audito-coloristes, et convaincus, ne s’entendaient guère à ce sujet. « Le rouge, qui, pour l’un, s’harmonisait parfaitement avec l’A, donnait à l’autre l’impression d’un « contre-sens », d’une « note fausse »[2]. Là-dessus, disputes répétées. On juge de la bagarre générale qu’amènerait entre gens vifs de telles discordances… C’est

  1. Le vocable allemand signifiant « timbre » est précisément « Klangfarbe », c’est-à-dire couleur du son.
  2. Alfred Binet : Le Problème de l’audition colorée. Revue des Deux-Mondes, 1892, 1er octobre.