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distances égales, la chaîne des douleurs ; quand, par égoïsme ou par humeur, chacun, refusant ses forces, la laisse traîner pesamment sur le sol inégal, et creuser le long sillon où germent, avec une fécondité sinistre, les ronces qui les déchirent tous : O hommes ! qu’êtes-vous donc pour l’homme ?

Quand une attention, une parole de paix, de bienveillance, de pardon généreux, sont reçues avec dédain, avec humeur, avec une indifférence qui glace... nature universelle ! tu l’as fait ainsi pour que la vertu fût grande, et que le cœur de l’homme devînt meilleur encore et plus résigné sous le poids qui l’écrase.

LETTRE XXXVII.

Lyon, 2 mai, VI.

J’ai des moments où je désespérerais de contenir l’inquiétude qui m’agite. Tout m’entraîne alors et m’enlève avec une force immodérée : de cette hauteur, je retombe avec épouvante, et je me perds dans l’abîme qu’elle a creusé.

Si j’étais absolument seul, ces moments-là seraient intolérables ; mais j’écris, et il semble que le soin de vous exprimer ce que j’éprouve soit une distraction qui en adoucisse le sentiment. A qui m’ouvrirais-je ainsi ? quel autre supporterait le fatigant bavardage d’une manie sombre, d’une sensibilité si vaine ? C’est mon seul plaisir de vous conter ce que je ne puis dire qu’à vous, ce que je ne voudrais dire à nul autre, ce que d’autres ne voudraient pas entendre. Que m’importe le contenu de mes lettres ? Plus elles sont longues, ou plus j’y mets de temps, plus elles valent pour moi ; et si je ne me trompe, l’épaisseur du paquet ne vous a jamais rebuté. On parlerait ensemble pendant dix heures, pourquoi ne s’écrirait-on pas pendant deux ?