Page:Senancourt Obermann 1863.djvu/136

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Je ne veux pas vous faire un reproche. Vous êtes moins long, moins diffus que moi. Vos affaires vous fatiguent, vous écrivez avec moins de plaisir même à ceux que vous aimez. Vous me dites ce que vous avez à me dire dans l’intimité ; mais moi solitaire, moi rêveur au moins bizarre, je n’ai rien à dire, et j’en suis d’autant plus long. Tout ce qui me passe par la tête, tout ce que je dirais en jasant, je l’écris si l’occasion se présente : mais tout ce que je pense, tout ce que je sens, je vous l’écris nécessairement ; c’est un besoin pour moi. Quand je cesserai, dites que je ne sens plus rien, que mon âme s’éteint, que je suis devenu tranquille et raisonnable, que je passe enfin mes jours à manger, à dormir, jouer aux cartes. Je serais plus heureux !

Je voudrais avoir un métier ; il animerait mes bras et endormirait ma tête. Un talent ne vaudrait pas cela ; cependant, si je savais peindre, je crois que je serais moins inquiet. J’ai été longtemps dans la stupeur ; je regrette de m’être éveillé. J’étais dans un abattement plus tranquille que l’abattement actuel.

De tous les moments rapides et incertains où j’ai cru dans ma simplicité qu’on était sur la terre pour y vivre, aucun ne m’a laissé de si profonds souvenirs que ces vingt jours d’oubli et d’espérance, où, vers l’équinoxe de mars, près du torrent, devant les rochers, entre la jacinthe heureuse et la simple violette, j’allai m’imaginer qu’il me serait donné d’aimer.

Je touchai ce que je ne devais jamais saisir. Sans goûts, sans espérance, j’aurais pu végéter ennuyé mais tranquille : je pressentais l’énergie humaine, mais dans ma vie ténébreuse je supportais mon sommeil. Quelle force sinistre m’a ouvert le monde pour m’ôter les consolations du néant ?

Entraîné dans une activité expansive ; avide de tout