Page:Senancourt Obermann 1863.djvu/141

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état qui ne permettra plus de rien changer, de rien réparer, et où le mal sera perpétuel malgré nos remords.

L’esprit humain trouve toujours à se perdre dans cette liaison des choses effectuées avec leurs conséquences inconnues. Il pourrait imaginer que ces conceptions d’un ordre futur et d’une suite sans bornes aux choses présentes n’ont d’autres fondements que la possibilité de leurs suppositions ; qu’elles doivent être comptées parmi les moyens qui retiennent l’homme dans la diversité, dans les oppositions, dans la perpétuelle incertitude, où le plonge la perception incomplète des propriétés et de l’enchaînement des choses.

Puisque ma lettre n’est pas fermée, il faut que je cite Montaigne. Je viens de rencontrer par hasard un passage si analogue à l’idée dont j’étais occupé, que j’en ai été frappé et satisfait. Il y a dans cette conformité de pensées un principe de joie secrète ; c’est elle qui rend l’homme nécessaire à l’homme, parce qu’elle rend nos idées fécondes, parce qu’elle donne de l’assurance à notre imagination, et confirme en nous l’opinion de ce que nous sommes.

On ne trouve point dans Montaigne ce que l’on cherche, on rencontre ce qui s’y trouve. Il faut l’ouvrir au hasard, et c’est rendre une sorte d’hommage à sa manière. Elle est très-indépendante, sans être burlesque ou affectée ; et je ne suis pas surpris qu’un Anglais ait mis les Essais au-dessus de tout. On a reproché à Montaigne deux choses qui le font admirable, et dont je n’ai nul besoin de le disculper entre nous.

C’est au chapitre huitième du livre second qu’il dit : « Comme je sçay, par une trop certaine expérience, il n’est aucune si douce consolation en la perte de nos amis, que celle que nous apporte la science de n’avoir