Page:Senancourt Obermann 1863.djvu/18

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opinions, changent avec les leçons des événements, les occasions de la réflexion, avec l’âge, avec tout notre être. Celui qui est si exactement d’accord avec lui-même vous trompe, ou se trompe. Il a un système ; il joue un rôle. L’homme sincère vous dit : J’ai senti comme cela, je sens comme ceci ; voilà mes matériaux, bâtissez vous même l’édifice de votre pensée.

Ce n’est pas à l’homme froid à juger les différences des sensations humaines ; puisqu’il n’en connaît pas l’étendue, il n’en connaît pas la versatilité. Pourquoi diverses manières de voir seraient-elles plus étonnantes dans les divers âges d’un même homme, et quelquefois au même moment, que dans des hommes différents ? On observe, on cherche, on ne décide pas. Voulez-vous exiger que celui qui prend la balance rencontre d’abord le poids qui en fixera l’équilibre ? Tout doit être d’accord, sans doute, dans un ouvrage exact et raisonné sur des matières positives ; mais voulez-vous que Montaigne soit vrai à la manière de Hume, et Sénèque régulier comme Bezout ? Je croirais même qu’on devrait attendre autant ou plus d’oppositions entre les différents âges d’un même homme qu’entre plusieurs hommes éclairés du même âge. C’est pour cela qu’il n’est pas bon que les législateurs soient tous des vieillards ; à moins que ce soit un corps d’hommes vraiment choisis, et capables de suivre leurs conceptions générales et leurs souvenirs plutôt que leur pensée présente. L’homme qui ne s’occupe que des sciences exactes est le seul qui n’ait point à craindre d’être jamais surpris de ce qu’il a écrit dans un autre âge.