Page:Senancourt Obermann 1863.djvu/261

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le bois, les uns gais, les autres contents. Nous allâmes par des sentiers étroits, à travers des prés fermés de haies, le long desquelles sont plantés des merisiers élevés et de grands poiriers sauvages. Terre encore patriarcale quand les hommes ne le sont plus ! J’étais bien, sans avoir eu précisément du plaisir. Je me disais que les plaisirs purs sont, en quelque sorte, des plaisirs qu’on ne fait qu’essayer ; que l’économie dans les jouissances est l’industrie du bonheur ; qu’il ne suffit pas qu’un plaisir soit sans remords, ni même qu’il soit sans mélange, pour être un plaisir pur ; qu’il faut encore qu’on n’en ait accepté que ce qui était nécessaire pour en percevoir le sentiment, pour en nourrir l’espoir, et que l’on sache réserver pour d’autres temps ses plus séduisantes promesses. C’est une bien douce volupté de prolonger la jouissance en éludant le désir, de ne point précipiter sa joie, de ne point user sa vie. L’on ne jouit bien du présent que lorsqu’on attend un avenir au moins égal, et on perd tout bonheur si l’on veut être absolument heureux. C’est cette loi de la nature qui fait le charme inexprimable d’un premier amour. Il faut à nos jouissances un peu de lenteur, de la continuité dans leurs progressions et quelque incertitude dans leur terme. Il nous faudrait une volupté habituelle et non des émotions extrêmes et passagères : il nous faudrait la tranquille possession qui se suffit à elle-même dans sa paix domestique, et non cette fièvre de plaisir dont l’ivresse consumante anéantit dans la satiété nos cœurs ennuyés de ses retours, de ses dégoûts, de la vanité de son espoir, de la fatigue de ses regrets. Mais notre raison elle-même doit-elle songer, dans la société inquiète, à cet état de bonheur sans plaisirs, à cette quiétude si méconnue, à ce bien-être constant et simple où l’on ne pense pas à jouir, où l’on n’a plus besoin de désirer ?

Tel devait être le cœur de l’homme : mais l’homme a