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Page:Sensine - Chrestomathie Poètes, Payot, 1914.djvu/588

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chrestomathie française


Lourde mante opulente où les fauves soieries
Étoilent leurs prés d’or de fleurs de pierreries,
Revêtez-moi !

Turquoise de douceur, rubis de cruauté,
Topaze où la lumière endort la volupté,
Adornez-moi !

Hypocrite vivier, où des poulpes[1] gluants
Traînent leurs suçoirs mous sur les cailloux puants.
Dévorez-moi !

Lazaret des lépreux, hôpital des poètes.
Ténébreux cabanon, pourrissoir des prophètes,
Étouffez-moi !

Torche néronienne, ô monstrueuse croix,
Où flambent des martyrs oints de graisse et de poix,
Consumez-moi !



Symbole[2].

Voici qu’à l’horizon coule un fleuve de sang.
De sa pourpre lugubre et splendide il inonde,
Sous les cieux consternés, l’orbe muet du monde,
Où l’horreur d’un grand meurtre invisible descend.

Ainsi qu’au lendemain des épiques désastres
Pour les princes vaincus on drape l’échafaud,
La nuit, sur le zénith, debout comme un héraut,
Étend l’obscurité de son deuil larmé d’astres.

Exsangue et phosphoreuse, — ô tête dont la chair
A gardé la pâleur et le froid de l’épée —
Lumineusement roule une lune coupée
Dans le silence noir et la terreur de l’air.

Rien ne s’anéantit. Tout ce qui fut persiste.
Les crimes d’ici-bas renaissent dans les cieux.
Ce soir, dans le palais aérien des dieux,
Hérodiade[3] a fait décoller Jean-Baptiste.


  1. Ou polype, mollusque en forme de sac visqueux, à grosse tête, d’où partent huit tentacules garnis de suçoirs.
  2. Extrait de La Nuit.
  3. Petite fille d’Hérode le Grand, roi des Juifs, mort en l’an IV avant Jésus-Christ. L’Évangile raconte que, par l’intermédiaire de sa fille Salomé, elle obtint la mort de Jean-Baptiste qui avait blâmé son mariage irrégulier avec Hérode Antipas, frère de son premier mari.