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Page:Serge - Carnets, 1952.djvu/12

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CARNETS

d’objets d’art flottant dans une sorte d’abandon. Tentures et le reste, tout a vieilli, on vit là sans bien voir ce qu’on a, avec de l’attachement pour des souvenirs et des idées dont les choses ne sont plus que des signes ternis. On vit là dans l’usure de vivre et le détachement. Sur la cheminée, ma brochure Seize Fusillés, retournée ouverte, en cours de lecture. — Un pas mou, feutré — pantoufles — dans l’étroit corridor. Gide entre. Une silhouette point alourdie, brune et comme feutrée aussi, une sorte de cape sur l’épaule. Le teint basané, me semble-t-il, la chair vieillie mais lisse et soignée, des épaules larges, une stature mâle et souple, de la jeunesse dans les mouvements. Remarquables, les creux et les méplats du visage. Un visage modelé, la bouche grande, les orbites enfoncées sous les lunettes d’écaille, grand front. Une sorte de tristesse traînante et, par moments de gouaille, dans le pli des lèvres, quand il garde la bouche entr’ouverte. Dans l’expression du dégoût, il a une grimace de femme écœurée, très expressive, simiesque (quand il parle d’Aragon et d’Ehrenbourg).

Accolade. Lui : « Tiens, je vous imaginais autrement, maigre, plus osseux, que sais-je, émacié… »

Son voyage en Russie :

— Je pensais bien faire quelque chose pour sauver vos manuscrits. Je n’ai rien pu faire ni pour vous ni pour d’autres affaires qui me tenaient à cœur. J’ai vu tout de suite qu’il n’y avait absolument rien à faire.

Ton, expression d’une tristesse sans bornes. Dès l’arrivée, découvert tant de dureté, d’inhumanité qu’il n’y avait rien à faire.

— Stupide cruauté de la législation contre les homosexuels. J’ai dit que j’en parlerais à Staline au cours de l’entretien projeté. J’ai pressenti à ce moment que je perdais cet entretien.

— Banquets, on nous comblait de mangeailles et de discours. En Géorgie, à Léningrad. Je n’en pouvais plus. Il m’arriva de tout refuser après les hors-d’œuvre…

Il parle d’un poète géorgien, grand buveur, grand mangeur, très patriote, rusé, connaissant bien le français : soviétique et montparno.