Page:Servan - Réflexions sur les Confessions de J. J. Rousseau, 1783.djvu/37

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Rouſſeau, que penſeroit-il de ce legs d’infamie laiſſé par Rouſſeau dans ſes papiers poſthumes ?

Convenons-en, & convenons-en avec douleur : l’approche d’un méchant ordinaire étoit moins dangereuſe que celle de Rouſſeau. Rarement un méchant eſt-il entièrement méconnu ; on ſe tient en garde auprès de lui ; mais quel homme ne ſe fût jeté dans les bras de l’auteur d’Emile, ne ſe fût ſenti honoré d’être ſerré contre le cœur qui dicta les Lettres de Julie, & quelle prudence humaine pouvoit jamais craindre d’en ſortir tout infecté de ſoupçons raffinés par le génie ? Ce n’étoit point aſſez avec Rouſſeau d’être honnête homme ſelon l’opinion de tous les hommes ; il falloit l’être ſelon ſa fantaiſie ; & ſi vous ne conveniez pas au modèle de bonté & de vertu qu’il avoit dans ſa tête, vous étiez le vice même, la perfidie, la ſcélérateſſe : qu’enſuite cet homme, dans un accès d’orgueil ou de mélancolie, s’aviſe d’écrire les détails de ſa vie ; ſi-tôt que ſa plume vous aura rencontré, elle gravera ſur votre front un opprobre plus ineffaçable que le fer chaud d’un bourreau ne l’imprime ſur l’épaule d’un vil fripon : ce miſérable n’a qu’un habit à vêtir ; il s’enfuit à 20 lieues, & tout eſt dit ; mais pour vous, reſtez, fuyez, vivez, mourez : ſi la plume de Rouſſeau vous a noté, comptez que vous reſterez bien noté, & pour longtems. Que déſormais M. Bovier s’éloigne de ſon domicile, qu’il aille au bout de l’Europe ; ſur ſon nom & ſa patrie, on ſe demandera : N’eſt-ce point là celui qui vouloit empoiſonner Rouſſeau ? Faudra-t-il qu’il renie & ſon nom & ſa patrie, ou qu’il entre en des juſtifications qu’on n’écoutera pas ? En vérité, périſſe le talent, périſſe le génie, s’il eſt ainſi fatal aux autres & à lui-même !