Page:Servan - Réflexions sur les Confessions de J. J. Rousseau, 1783.djvu/38

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Qu’un écrivain, dans un premier bouillonnement de bile, écrive une ſatyre ſanglante ; je le conçois ; mais je ne puis concevoir comment un homme, de ſang froid, ſans deſir preſſant de vengeance particulière, ſans espoir raiſonnable du bien public, ſe dit à lui-même en prenant la plume : Je vais, par un ridicule ineffaçable ou par une accuſation capitale, diffamer d’un ſeul trait un homme aux yeux de la poſtérité ; cet homme ſera déſolé ; ſes enfans, ſes amis, ſes parens le reſſentiront encore quand il ne ſera plus, & je ferai de ſon nom un fardeau. Cependant je ſuis homme moi-même, capable de pitié comme ſujet à l’erreur. Veux-je me venger ? je n’ai point de reſſentiment ; d’ailleurs, il ſeroit plus beau de pardonner. Veux-je être utile ? Mais je n’écris point l’hiſtoire publique, j’écris la mienne. Il eſt très-sûr que je vais nuire à pluſieurs : eſt-il auſſi sûr que je faſſe du bien aux autres ? D’ailleurs, quel eſt ce bien qu’on fait aux uns aux dépens des autres ? Combien il eſt ſuspect & dangereux ! Quel ſervice, après tout, rendrai-je aux hommes en leur apprenant que, dans un coin ignoré, il exiſtoit un méchant de plus ? Et ſi je me trompe, c’eſt moi-même qui ſerai l’homme méchant : car enfin je fuis comptable de mes erreurs, quand elles nuiſent autant que des vices. Qu’importe que je ne fois qu’un viſionnaire, ſi je fais autant de mal qu’un calomniateur déterminé ? Un homme qui, malgré ces réflexions, pourſuit ſon odieuſe écriture, eſt un homme inconcevable, s’il a quelque vertu, & bien-dangereux, s’il a beaucoup de génie.

La fantaiſie d’écrire un journal n’eſt point rare ; elle ſaiſit pour l’ordinaire les hommes très-vains & très-ſolitaires : je ſçais quelques perſonnes qui l’ont