Page:Servan - Réflexions sur les Confessions de J. J. Rousseau, 1783.djvu/75

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Rouſſeau avoit la foibleſſe de tous les hommes : celle de vouloir être plaint. Il avoit la foibleſſe des plus grands hommes : celle de vouloir être admiré. Sans beaucoup de pénétration, l’on découvre ces deux foibles par-tout, & jamais il ne les montre mieux qu’en voulant les cacher. Ses ſuccès, ſes combats l’avoient inſenſiblement accoutumé à ſe reſpecter lui-même comme une choſe publique, à ſe regarder comme un grand ſpectacle où l’envie aſſiſtoit, & ſans trop le ſavoir peut-être, il faiſoit tout ſon poſſible pour retenir ſes ſpectateurs ; je crois enfin que l’orgueil de Rouſſeau lui a toujours déguiſé ſa propre vanité. Comment concevoir en effet, qu’on puiſſe concilier en foi tant de mépris pour les autres & tant d’attachement à leur eſtime ? Et cependant rien n’eſt plus commun. Cet orgueil au reſte, eſt un trait marqué chez Rouſſeau ; on ne peut nier qu’il n’eût de lui-même une opinion fort-exagérée. Cela devoit être : la ſolitude, dont le goût eſt ſi rare, & l’habitude ſi difficile pour la plupart des hommes, étoit une paſſion pour lui ; il paroît qu’il s’y nourriſſoit de lui-même. Du fond de cette ſolitude il manifeſtoit les plus grands talens, & le plus profond mépris pour ſes contemporains : en les irritant, il les ſubjuguoit, & ſentoit ſans ceſſe en lui-même les deux chofes qui inſpirent le plus d’orgueil : le courage qui brave, & la force qui ſoumet. Pour moi, je ne m’étonne point que, dans ſes Confeſſions, Rouſſeau ſe ſoit proclamé avec franchiſe une œuvre à part dans la création, une autre parmi ſes ſemblables, pour me ſervir de ſon expreſſion.