Page:Servan - Réflexions sur les Confessions de J. J. Rousseau, 1783.djvu/74

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vant l’auteur d’Héloïſe, il ſembloit entendre une muſique douce au fond d’une caverne ſombre.

Au reſte, quand Rouſſeau s’eſt plaint du peu d’amitié qu’il trouvoit pour lui parmi les hommes, il y a quelque choſe de vrai dans ſes plaintes : mais ce qu’il n’a pas dit, c’eſt que, par ſa défiance, il produiſoit lui-même le mal dont il accuſoit les autres ; il ſe faiſoit craindre, éloignoit de lui, & puis il crioit : Voyez comme tous me fuient, tous me haiſſent ! En un mot, Rouſſeau n’a jamais voulu comprendre que, dans tous ſes différends, il étoit l’aggreſſeur, parce que le ſoupçon eſt une terrible aggreſſion pour qui ne le mérite pas : eſt-il en effet rien de plus déſolant pour un honnête homme que ces ſoupçons flottans ſur le viſage, ſans jamais paſſer la bouche, ces eſpèces d’accuſations concentrées qui vous irritent & vous cuiſent ſous l’épiderme d’un autre ? En vérité, une accuſation formelle & juridique ſeroit quelquefois moins embarraſſante & moins cruelle. Auſſi ai-je vu pluſieurs hommes, d’ailleurs très-équitables, accuſer ſincèrement Rouſſeau de méchanceté, parce qu’il les en avoit ſoupçonnés lui-même ; & par un juſte retour, l’homme qui accuſoit le plus les autres étoit le plus accuſé par eux. Se croire beaucoup d’ennemis eſt à coup ſûr le moyen de s’en faire pluſieurs ; & pour l’ordinaire, qui ſe croit des amis, en a, ou mérite d’en avoir.

Tirons du moins de l’exemple d’un homme célèbre cette leçon utile, que ſans l’indulgence, la douceur & la noble confiance, la vertu même ſe fait haïr des hommes, & finit quelquefois par les haïr à ſon tour.