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LES APOCRYPHES.

preuve constamment n’est pas seulement nécessaire pour provoquer et pour soutenir l’intérêt, elle l’est surtout pour justifier l’amour unique dont il est l’objet. Grâce à ces séductions de l’esprit, l’affection extraordinaire inspirée par le mari à la femme est parfaitement admissible et explicable, et nous nous inclinons devant cette affection, quand elle devient le mobile de si touchants sacrifices. Cette femme nous est d’ailleurs sympathique à tous les titres. Elle est douce, elle est tendre, elle est généreuse, elle est vaillante. Elle aime son mari, mais non de cet amour passif qui ne sait que se prosterner dans le martyre. Elle trouve dans sa tendresse même le point d’appui des plus nobles résistances. Elle sait, quand il le faut, disputer au prodigue le bien de ses enfants, et c’est en essayant d’un expédiant tout maternel qu’elle surexcite la fureur mortelle du joueur. Éveillée au moment du crime, elle ressaisit l’enfant menacé, et ne lâche le cher petit que quand elle est blessée elle-même. Enfin, quand l’heure suprême de l’expiation est venue, elle rouvre ses bras endoloris au meurtrier que le gibet attend. Après avoir résisté, elle fait grâce. Ayant montré dans la lutte l’héroïque énergie d’Imogène, elle n’a plus, pour cet homme qui l’a frappée et comme épouse et comme mère, que l’angélique pitié de Desdémone.

Dans ce pardon magnanime, que la femme accorde à son mari du seuil de son veuvage, je retrouve la miséricorde immense qui émane des profondeurs de la raison shakespearienne. Pour Shakespeare en effet, l’homme n’est qu’à demi responsable des actions que les passions lui font commettre. Les passions sont des fièvres irrésistibles qui, à certaines crises, nous donnent le délire de la destruction. C’est fatalement que l’amour entraîne au suicide Antoine et Cléopâtre, Roméo et Juliette. C’est fatalement que la jalousie fait prononcer par Posthumus l’arrêt