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LES APOCRYPHES.

Louvre de l’univers. Désormais l’Angleterre imposera partout ses mœurs, ses lois, ses influences, ses volontés, sa religion, sa littérature, ses arts, sa pensée, sa fantaisie. Elle fera la civilisation à son image. Elle frappera l’avenir à son effigie. Voilà l’utopie qu’a failli réaliser Henry V ! Voilà l’étonnante chimère dont il a failli faire une vérité ! Comment, je vous le demande, Shakespeare n’aurait-il pas été ébloui, aveuglé, par les splendeurs de cette vision ? Comment eût-il pu se défendre d’une exagération d’admiration pour l’homme qui un moment avait rendu possible un pareil songe ? Pour résister ici à son enthousiasme, Shakespeare avait trop de sang anglais dans les veines. Ce nom : Azincourt ! qu’une bouche française ne peut murmurer qu’avec tristesse, était pour lui un cri de joie et de triomphe. Cette campagne pleine pour nous de hontes et de désastres, était pour Shakespeare la plus grandiose épopée. Aussi le poëte a-t-il consacré tout un drame à ce récit. On sent qu’ici Shakespeare traite son sujet avec amour. Il s’arrête complaisamment au moindre détail. Il aime à s’attarder sur ce champ de bataille de Picardie où l’Angleterre va moissonner tant de gloire. Qu’il fait bon flâner là à la veille d’une telle journée ! Le poëte est partout aux aguets, partout aux écoutes. Obstinément il nous retient avec lui pour observer les feux des deux bivouacs ennemis. Il recueille, pour nous les redire, les moindre lazzi échappés à ces gascons de Français. Il veut que nous entendions « les hennissements des destriers perçant la sourde oreille de la nuit » et jusqu’au bruit des « marteaux rivant à l’envi les armures des chevaliers. » Il se plaît tant dans cette plaine épique que, pour y demeurer, il n’hésitera pas à susciter le plus frivole incident. Qu’importe ici la futilité du prétexte ! La farce même, dont sera dupe le simple soldat Williams, ne sera pas de trop pour prolonger cette solennelle veillée.