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CENT DIX-HUITIÈME HISTOIRE TRAGIQUE DE BELLEFOREST.

tellement le désir de ce prince, qu’il se résolut de faire ce voyage. Ainsi, prenant congé de ses bons hôtes et amis les Tharsiens, met tout son avoir sur ses vaisseaux, et venant à la mer conduit de tous les seigneurs de la ville, qui, par leurs larmes, et témoignèrent leur bonne affection envers lui, et semblèrent présager l’infortune qui l’assaillit bientôt. Le prince tyrien, après avoir navigué quelques jours, ayant vent à souhait, vit le ciel obscurcir, les nuages courir d’une part et d’autre, et les poissons, faisant carrière par la mer, donner signification d’une horrible tempête. Laquelle le vint étonner de telle sorte, que les vents contraires et combattants poussaient la nef tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, et le bruit effroyable des vagues enflées et pleines de ce divorce des prisonniers d’Éole étonnant les pilotes, n’y eut mât qui ne fût rompu, ni antenne qu’on ne vît brisée, et enfin la nef, ayant rencontré un écueil, fut mise en pièces. Tous furent submergés, et leur avoir perdu ; le seul Apollonie, se sauvant sur un ais, fut porté et poussé demi-mort, par la force des flots, sur le port de la cité de Cyrène, où il avait délibéré de surgir lorsqu’il partit de Tharse, mais non en si pauvre équipage. Voyez là le second assaut de la fortune, donné plus furieux que le premier à Apollonie, lequel se voyant seul sur la grève, ayant vomi l’eau salée de laquelle il avait bu plus que de son saoul, et contemplant la mer coie, laquelle naguère il avait expérimentée si farouche, se mit à dire en soupirant : — Ha ! Neptune, voleur cruel de l’Océan, et l’amuseur des hommes, trompeur des innocents, et le larron inique de nos richesses, que tu m’as à présent été plus cruel que le roi de Syrie ! À la mienne volonté que tu m’eusses ravi la vie, aussi bien que les biens ; et que ferai-je ? et à qui pourrai-je m’adresser étant nu, pauvre et destitué de tout moyen, secours et connaissance ?

Comme il se plaignait en cette manière, il vit venir vers lui un pêcheur pauvrement vêtu, et puissant de corps, à