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LES APOCRYPHES.

rimes, la même recherche d’images. Ne vous étonnez pas de ces formes souvent un peu précieuses. La mode alors est aux concetti. L’euphuïsme, ce gongorisme d’outre-Manche, domine encore la langue anglaise, et le poëte ne fait que parler ici la langue de son temps. Rappelez-vous les déclarations d’amour du roi de Navarre à la princesse de France, de Louis de France à Blanche de Castille, de Richard de Glocester à la veuve de Henry VI. C’est avec les mêmes raffinements d’expression qu’Édouard III manifeste son enthousiasme pour la comtesse de Salisbury : « Elle est devenue bien plus belle depuis ma venue ici. Sa voix est plus argentine à chaque mot qu’elle prononce, son esprit plus alerte… Quand elle parle de paix, il me semble que sa langue mettrait la guerre aux arrêts ; quand elle parle de guerre, elle éveillerait César même de sa tombe romaine. La sagesse est folie, excepté sur ses lèvres. La beauté est mensonge, excepté sur son charmant visage. Il n’y a d’été que dans la sérénité de son regard, et d’hiver glacé que dans ses dédains ! »

Dans cette afféterie passionnée, je retrouve tout entier le poëte des Sonnets. C’est, rappelez-vous-le, avec un égal luxe d’hyperboles que Shakespeare manifeste sa tendresse pour son mystérieux ami, quand il s’écrie : « Quel hiver a été pour moi ton absence, ô toi, joie de l’année fugitive ! quels froids glacés j’ai sentis ! quels sombres jours j’ai vus ! partout quel désert gris de décembre !… Car c’est près de toi qu’est l’été avec ses plaisirs, et, toi absent, les oiseaux même sont muets[1] ! » Ce rapport si singulier et si intime qui existe entre le compositeur illustre des Sonnets et l’auteur anonyme d’Édouard III va parfois jusqu’à l’identité des mots. Les deux inspirations sont si proches qu’il leur arrive de se confondre dans la même sentence.

  1. Sonnet lxii.