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LES APOCRYPHES.

toutes les réserves que vous voudrez ; blâmez, s’il vous plaît, le choix de ce sujet ; récriminez contre les laideurs de cette intrigue ; élevez-vous contre l’écœurante hypocrisie de cette héroïne qui cache l’âme d’un démon sous un masque de femme. Mais avouez que l’innovation est hardie. Avouez que ce drame réagit vigoureusement contre les conventions classiques ou gothiques. Avouez que l’auteur d’Arden de Feversham, quel qu’il soit, a indiqué à l’art nouveau sa véritable voie, — l’étude de la nature et de la société.

En effet, ce qui nous frappe ici, c’est la saisissante réalité du tableau. Arden de Feversham est une peinture de mœurs du plus extraordinaire intérêt. La vie anglaise au seizième siècle est là, prise sur le fait et reproduite avec ses mille originalités locales. Voulez-vous voir un intérieur bourgeois et provincial ? Regardez ce ménage. Le mari, quoique riche, va lui-même au marché faire la provision du jour ; quoique gentleman, il a un comptoir, tient un commerce et procède en personne au déballage de ses marchandises, — occupation roturière qui n’altère en rien sa « respectabilité » et qui ne l’empêchera pas d’être invité demain à souper par un pair d’Angleterre ; la femme, quoique gentlewoman et de très-honorable naissance, fait elle-même la cuisine et prépare de ses blanches mains le pot-au-feu du dîner. Dans la grande salle tapissée de jonc, les voisins vont et viennent. La haute bourgeoisie fraternise avec la petite. On est fort lié avec l’aubergiste de la Fleur de Lys et avec maître Bradshaw, l’orfèvre de la grande rue. Le jour, on vaque aux affaires ; le soir, on s’assemble et l’on joue au tric-trac, entre amis. L’existence s’écoule ainsi. De temps en temps, le mari fait un voyage à Londres, où il a un correspondant qui l’accueille ; il peut se rendre dans la grande ville, soit par eau, soit par terre ; s’il choisit la première voie, un bateau-pêcheur le conduira directement du quai de Feversham au quai de la Cité ; s’il a peur des coups de mer et s’il pré-