craindre, m’obligèrent à chercher les moyens de reculer pour eux et pour moi l’instant fatal. Voici l’expédient que j’employai, en l’absence de tout autre. Les matelots cherchant leur salut dans la chaloupe nous avaient abandonné le vaisseau prêt à sombrer. Ma femme, portant un intérêt plus vif à son dernier né, l’attacha à un de ces mâts de rechange que les marins tiennent en réserve en cas de tempête ; on y lia avec lui l’un des deux autres jumeaux ; moi, je pris les mêmes précautions pour son frère et pour notre autre fils. Ces mesures prises, ma femme et moi, nous nous attachâmes aux deux extrémités du mât, chacun de nous à proximité du précieux dépôt dont il s’était chargé ; puis nous nous abandonnâmes à la merci des vagues, qui nous poussèrent, selon notre estime, dans la direction de Corinthe. Enfin le soleil, se montrant à la terre, dissipa les ténèbres fatales qui nous entouraient. Sous l’influence de sa lumière désirée, les mers se calmèrent, et nous aperçûmes deux navires qui cinglaient vers nous, venant, l’un de Corinthe, l’autre d’Épidaure ; mais avant qu’ils pussent nous atteindre… — Oh ! permettez-moi de n’en pas dire davantage ! Par ce qui précède, veuillez deviner le reste.
LE DUC. Vieillard, continue ton récit ; à défaut de notre pardon, tu obtiendras du moins notre pitié.
ÉGÉON. Oh ! si les dieux avaient eu pitié de nous, je ne les aurais pas alors justement qualifiés d’impitoyables ! Les deux vaisseaux étaient encore à une distance d’environ dix lieues, que notre mât, violemment poussée contre un écueil, se rompit par le milieu, si bien que dans cet injuste divorce opéré entre nous, la fortune laissa à ma femme et à moi un sujet de consolation et un motif de douleur. La portion du mât qui la portait, l’infortunée, chargée d’un poids plus léger, mais non d’une douleur plus légère, fut chassée au loin par le vent, et tous trois furent recueillis à notre vue par des pêcheurs de Corinthe, autant du moins que nous pûmes en juger. Enfin, un autre navire nous prit à son bord, et l’équipage, en apprenant qui nous étions, fit un accueil bienveillant aux malheureux naufragés ; ils voulaient même donner la chasse aux pêcheurs et leur enlever leur proie ; mais la marche de leur navire n’était pas assez rapide, et ils continuèrent à faire voile pour leur destination. — Vous savez maintenant quelle aventure m’a séparé de ce que j’aimais ; le destin ennemi a voulu que je survécusse à mes malheurs pour en conter la douloureuse histoire.