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Page:Shakespeare - Œuvres complètes, Laroche, 1842, vol 3.djvu/162

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LES MÉPRISES

et mis à la disposition du duc, à moins qu’il ne fournisse une rançon de mille marcs. Or, comme toutes tes ressources, évaluées au plus haut, ne s’élèvent pas à cent marcs, la loi te condamne à mourir.

ÉGÉON. J’ai du moins cette consolation que le soleil couchant verra finir mes infortunes.

LE DUC. Syracusain, dis-nous en peu de mots quel motif t’a fait quitter ton pays natal et t’a conduit à Éphèse.

ÉGÉON. On ne pouvait m’imposer une tâche plus pénible qu’en m’obligeant à redire d’indicibles malheurs ; mais afin que l’on sache que, si je meurs, tout mon crime est d’avoir obéi aux sentiments de la nature, je vais faire ce récit, autant que me le permettra la douleur. Je suis né à Syracuse ; j’avais pour épouse une femme dont j’aurais fait le bonheur comme elle faisait le mien, sans la fatalité d’un destin ennemi. Nous vivions heureux ; les voyages fréquents et lucratifs que je faisais à Épidamnum avaient accru notre fortune, quand mon facteur vint à mourir. Alors la nécessité de veiller par moi-même sur mes marchandises laissées à l’abandon m’arracha aux tendres embrassements de mon épouse ; six mois s’étaient à peine écoulés, qu’accablée sous le doux fardeau que la nature impose à la femme, elle fit ses préparatifs pour me suivre, et bientôt arriva saine et sauve au lieu où j’étais. Peu de temps après, elle devint l’heureuse mère de deux fils bien constitués, se ressemblant à tel point qu’on ne pouvait les distinguer que par leurs noms. À la même heure, et dans la même hôtellerie, une pauvre femme accoucha pareillement de deux enfants mâles parfaitement ressemblants. Je les achetai de leurs parents, qui étaient dans une extrême indigence, et les élevai pour les attacher au service de mes fils. Ma femme, fière des deux fils qu’elle m’avait donnés, me pressait chaque jour de retourner à Syracuse ; j’y consentis à regret, hélas ! et trop tôt. Nous nous embarquâmes ; nous étions à une lieue d’Épidamnum ; la mer. soumise aux ordres des vents, ne nous faisait pas pressentir le moindre danger ; mais l’espérance ne nous accompagna pas beaucoup plus loin, car bientôt le peu de lumière que nous donnait le ciel ne fit qu’éclairer à nos yeux l’effrayante certitude d’une mort immédiate. Moi, je l’aurais accueillie avec joie ; mais les continuelles lamentations de ma femme, déplorant d’avance un malheur qu’elle savait inévitable, mais les cris plaintifs et déchirants de nos enfants, qui pleuraient machinalement, ignorants de ce qu’il fallait