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Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Guizot, Didier, 1862, tome 3.djvu/101

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ces sons ne sont plus aussi doux
qu’ils l’étaient tout à l’heure. O esprit de l’amour, que tu es avide
de fraîcheur et de nouveauté ! Aussi vaste que la mer, et, comme elle,
recevant tout dans ton sein, rien n’y entre, quelle que soit sa valeur
et son mérite, sans dégénérer et perdre tout son prix au bout d’une
minute. L’imagination est si féconde en formes changeantes, que rien
n’égale ses bizarres fantaisies.

CURIO.--Voulez-vous venir chasser, seigneur ?

LE DUC.--Quoi donc, Curio ?

CURIO.--La biche.

LE DUC.--C’est ce que je fais : je poursuis la plus noble biche que j’aie
vue. Ah ! la première fois que mes yeux ont contemplé Olivia, il me
sembla que sa présence purifiait l’air : de cet instant je fus changé en
cerf[3], et mes désirs, comme une meute féroce et cruelle, n’ont cessé
depuis de me poursuivre.--(Valentin entre.) Eh bien ! quelles nouvelles
d’Olivia ?

[Note 3 : Allusion à l’histoire d’Actéon.]

VALENTIN.--Sous votre bon plaisir, seigneur, je n’ai pu être admis
devant elle, et je ne vous rapporte que cette réponse de la part de
sa suivante. Le ciel même, avant qu’il ait été réchauffé pendant sept
années, ne jouira point librement de sa vue ; mais, comme une religieuse
cloîtrée, elle ne marchera que sous le voile ; elle arrosera une fois
chaque jour le pavé de sa chambre de ses larmes amères, et le tout pour
pleurer un frère qui n’est plus, et dont elle veut entretenir la tendre
et vive image dans son triste souvenir.

LE DUC.--Oh ! celle qui a un cœur assez sensible pour payer ce tribut de
tendresse à un frère, combien elle aimera quand le trait doré de l’amour
aura donné la mort à la foule de toutes les autres affections qui vivent
en elle, quand ses nobles perfections, son foie, son cerveau, son
cœur[4], ces trônes souverains, seront une fois occupés et remplis tout
entiers par un seul roi suprême ! --Allons nous coucher sur ces doux lits
de fleurs : les pensers de l’amour reposent mollement sous le dais d’une
voûte de feuillage.
[Note 4 : Le foie, le cerveau et le cœur étaient regardés comme le siége
des passions, des jugements, des sentiments.]