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Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Guizot, Didier, 1862, tome 3.djvu/14

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le poète. — Il suivra de près ma présentation. — Voyons votre tableau.

le peintre. — C’est un bel ouvrage !

le poète, considérant le tableau. — En effet, c’est bien, c’est parfait.

le peintre. — Passable.

le poète. — Admirable ! Que de grâce dans l’attitude de cette figure ! Quelle intelligence étincelle dans ces yeux ! Quelle vive imagination anime ces lèvres ! On pourrait interpréter ce geste muet.

le peintre. — C’est une imitation assez heureuse de la vie. Voyez ce trait ; vous semble-t-il bien ?

le poète. — Je dis que c’est une leçon pour la nature ; la vie qui respire dans cette lutte de l’art est plus vivante que la nature.

(Entrent quelques sénateurs qui ne font que passer.)

le peintre. — Comme le seigneur Timon est recherché !

le poète. — Les sénateurs d’Athènes ! L’heureux mortel !

le peintre. — Regardez, en voilà d’autres !

le poète. — Vous voyez ce concours, ces flots de visiteurs. Moi, j’ai, dans cette ébauche, esquissé un homme à qui ce monde d’ici-bas prodigue ses embrassements et ses caresses. Mon libre génie ne s’arrête pas à un caractère particulier, mais il se meut au large dans une mer de cire[1]. Aucune malice personnelle n’empoisonne une seule virgule de mes vers ; je vole comme l’aigle ; hardi dans mon essor, ne laissant point de trace derrière moi.

le peintre. — Comment pourrai-je vous comprendre ?

le poète. — Je vais m’expliquer. Vous voyez comme tous les états, tous les esprits (autant ceux qui sont liants et volages, que les gens graves et austères), viennent tous offrir leurs services au seigneur Timon. Son immense fortune, jointe à son caractère gracieux et bienfaisant, subjugue et conquiert toute sorte de cœurs pour l’aimer et le servir, depuis le souple flatteur, dont le visage est un miroir, jusqu’à cet Apémantus qui n’aime rien au-

  1. On sait que les anciens écrivaient sur des tablettes de cire avec un stylet de fer.