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Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Guizot, Didier, 1862, tome 3.djvu/15

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tant que se haïr lui-même ; il plie aussi le genou devant lui, et retourne content et riche d’un coup d’œil de Timon.

le peintre. — Je les ai vus causer ensemble.

le poète. — Monsieur, j’ai feint que la Fortune était assise sur son trône, au sommet d’une haute et riante colline. La base du mont est couverte par étages de talents de tout genre, d’hommes de toute espèce, qui travaillent sur la surface de ce globe, pour améliorer leur condition. Au milieu de cette foule dont les yeux sont attachés sur la souveraine, je représente un personnage sous les traits de Timon, à qui la déesse, de sa main d’ivoire, fait signe d’avancer, et par sa faveur actuelle change actuellement tous ses rivaux en serviteurs et en esclaves.

le peintre. — C’est bien imaginé, ce trône, cette Fortune et cette colline, et au bas un homme appelé au milieu de la foule, et qui, la tête courbée en avant, sur le penchant du mont, gravit vers son bonheur ; voilà, ce me semble, une scène que rendrait bien notre art.

le poète. — Soit, monsieur ; mais laissez-moi poursuivre. Ces hommes, naguère encore ses égaux (et quelques-uns valaient mieux que lui), suivent tous maintenant ses pas, remplissent ses portiques d’une cour nombreuse, versent dans son oreille leurs murmures flatteurs, comme la prière d’un sacrifice, révèrent jusqu’à son étrier, et ne respirent que par lui l’air libre des cieux.

le peintre. — Oui, sans doute : et que deviennent-ils ?

le poète. — Lorsque soudain la Fortune, dans un caprice et un changement d’humeur, précipite ce favori naguère si chéri d’elle, tous ses serviteurs qui, rampant sur les genoux et sur leurs mains, s’efforçaient après lui de gravir vers la cime du mont, le laissent glisser en bas ; pas un ne l’accompagne dans sa chute.

le peintre. — C’est l’ordinaire ; je puis vous montrer mille tableaux moraux qui peindraient ces coups soudains de la Fortune, d’une manière plus frappante que les paroles. Cependant vous avez raison de faire sentir