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SUR ROMÉO ET JULIETTE. 273

T. III, 18

« discours, dit Macbeth, jettent un souffle trop froid sur l’action. » Quelques angoisses que la réflexion ajoute à la douleur, elle porte l’esprit sur un trop grand nombre d’objets pour ne pas le distraire de l’idée unique qui conduit aux actions désespérées. Après avoir reçu les adieux de Roméo, après avoir pleuré sa mort avec lui, il eût pu arriver que Juliette la pleurât toute sa vie au lieu de se tuer à l’instant. Garrick a refait cette scène du tombeau d’après la supposition adoptée par la nouvelle de Luigi da Porto ; la scène est touchante, mais, comme cela était peut-être inévitable dans une situation pareille, impossible à rendre par des paroles les sentiments en sont trop et trop peu agités, le désespoir trop et trop peu violent. Il y a dans le laconisme de la Juliette et du Roméo de Shakspeare, à ces derniers moments, bien plus de passion et de vérité.

Ce laconisme est d’autant plus remarquable que, dans tout le cours de la pièce, Shakspeare s’est livré sans contrainte à cette abondance de réflexions et de paroles qui est l’un des caractères de son génie. Nulle part le contraste n’est plus frappant entre le fond des sentiments que peint le poëte et la forme sous laquelle il les exprime. Shakspeare excelle à voir les sentiments humains tels qu’ils se présentent, tels qu’ils sont réellement dans la nature, sans préméditation, sans travail de l’homme sur lui-même, naïfs et impétueux, mêlés de bien et de mal, d’instincts vulgaires et d’élans sublimes, comme l’est l’âme humaine dans son état primitif et spontané. Quoi de plus vrai que l’amour de Roméo et de Juliette, cet amour si jeune, si vif, si irréfléchi, plein à la fois de passion physique et de tendresse morale, abandonné sans mesure et pourtant sans grossièreté, parce que les délicatesses du ceeur s’unissent partout à l’emportement des sens Il n’y a rien là de subtil, ni de factice, ni de spirituellement arrangé par le poëte ce n’est ni l’amour pur des imaginations pieusement exaltées, ni l’amour licencieux des vies blasées et perverties ; c’est l’amour lui-même, l’amour tout entier, involontaire, souverain, sans contrainte et sans corruption, tel qu’il éclate à l’entrée de la jeunesse, dans le cœur de l’homme, à la fois simple et divers, comme Dieu l’a fait. Roméo et Juliette est vraiment la tragédie de l’amour, comme Othello celle de la jalousie, et Macbeth celle de l’ambition. Chacun des grands drames de Shakspeare est dédié à l’un des grands sentiments de l’humanité ; et le sentiment qui remplit le drame e-t bien réellement celui qui remplit et possède l’âme humaine quand elle s’y livre Shakspeare n’y retranche, n’y ajoute et n’y change rien il le représente simplement. hardiment, dans son énergique et complète vérité.