SUR
Après avoir vu dans Timon d’Athènes un misanthrope farouche, qui fuit dans un désert où il ne cesse de maudire les hommes et d’entretenir la haine qu’il leur a jurée, nous allons faire connaissance avec un ami de la solitude, d’une mélancolie plus douce, qui se permet quelques traits de satire, mais qui plus souvent se contente de la plainte, et critique le monde, inspiré par le seul regret de ne l’avoir pas trouvé meilleur. Retiré dans les bois pour y rêver au doux murmure des ruisseaux et au bruissement du feuillage, Jacques pourrait dire de lui-même comme un poëte de nos jours qui oublie de temps en temps ses sombres dédains :
I love not man the less, but nature more.
(Childe Harold, chant IV.)
Je n’aime pas moins l’homme, mais j’aime davantage la nature.
Jacques a jadis joui des plaisirs de la société ; mais il est désabusé de toutes ses vanités : c’est un personnage tout à fait contemplatif ; il pense et ne fait rien, dit Hazlit. C’est le prince des philosophes nonchalants ; sa seule passion, c’est la pensée.
Avec ce rêveur aussi sensible qu’original, Shakspeare a réuni dans la forêt des Ardennes, autour du duc exilé, une espèce de cour arcadienne, dans laquelle le bon chevalier de la Manche aurait été sans doute heureux de se trouver, lorsque, dans l’accès d’un goût pastoral, il voulait se métamorphoser en berger Quichotis et faire de son écuyer le berger Pansino. Les arcadiens de Shakspeare ont conservé quelque chose de leurs mœurs chevaleresques, et ses bergères nous charment les unes par la vérité de leurs mœurs champêtres, et les autres par le mélange de ces mœurs qu’elles ont adoptées, et de cet esprit cultivé qu’elles doivent à leurs premières habitudes. Peut-être trouvera-t-on que Rosalinde, dans la liberté de son langage, profite un peu trop du privilége du costume qui cache son sexe ; mais elle aime de si bonne foi, et en même temps avec une